vendredi 21 novembre 2014

Les trappeurs

 — Mais dites-moi, qu'est-il arrivé à vos compagnons et vous, dans cette forêt ?

Hé bien... répondit le trappeur.

Les trois compères se trouvaient en pleine forêt d'Amérique septentrionale, durant la saison froide. Une saison comme une autre, à part les températures, plus clémentes qu'à l'habitude ; dans ces profondeurs sombres, la neige marbrait le sol de plaques sales, alors qu'en temps normal seules les raquettes empêchaient de s'enfoncer dans une épaisse couche blanche et froide.

Ils s'étaient enfoncés plus loin que lors des saisons précédentes, par curiosité surtout ; malgré la rudesse de leur vie, ils étaient plutôt prospères, évitant, au contraire de tant d'autres, de dépenser tous les fruits de leur saison de trappe en boissons, bonne chère, jeux et femmes faciles.

Les grands arbres s'écartaient assez pour laisser passer la chiche lumière hivernale, éclaboussant les rares plantes basses ayant survécu aux premières gelées. Plus loin, un espace plus éclairé témoignait d'une petite clairière, de laquelle provenait également un léger clapotis aqueux. Les trois hommes se rapprochèrent de leurs enjambées prudentes et constatèrent la présence d'une petite mare emplie d'une eau sombre et épaissie par le froid coulant d'une étroite ouverture dans la roche en surplomb.

C'était malgré tout un endroit parfait pour une petite pause, et les trappeurs se mirent à l'aise, qui s'asseyant au bord de l'eau, qui ouvrant son sac et partageant tabac et pemmican, qui préparant et bourrant les pipes. Ils mangèrent leur repas puis restèrent un moment à fumer, tranquilles, se reposant tout en écoutant les craquements des arbres et le chuchotis des quelques oiseaux. L'un deux s'étonna de la noirceur de l'eau et se pencha afin d'en chercher la cause ; ce faisant, sa canine d'ours blanc qu'il portait au cou, obtenu par le troc, se détacha soudain du collier et disparut dans l'eau. Le trappeur jura, tendit la main vers la surface de la mare, hésita, se pencha un peu plus et sonda du regard l'obscurité : peine perdue, la dent d'ours était invisible, engloutie dans l'eau glaciale. Maugréant et sacrant, il se leva et s'écarta de ses compagnons pour se vider la vessie.

Le deuxième homme s'était approché lorsque son ami avait perdu son croc d'ours ; à son tour, il se pencha dans l'espoir de trouver le pendentif animal, puisqu'il possédait des trois compères la meilleure vue. En vain : la dent d'ours resta introuvable. Il se pencha encore plus près, le nez rasant la surface de l'eau miroitante, lorsque sa boucle d'oreille se décrocha et tomba. Désormais, son lobe ne s'ornerait plus que sa propre chair percée et non plus de son croc de lynx. Rageant, il se retira près des sacs et ralluma sa pipe.

Le troisième des trappeurs était encore assis au bord de l'eau ; devant l'infortune de ses compagnons, il plongea sa main droite dans sa manche gauche et fit glisser jusqu'à son poignet poilu un bracelet de cuir passé dans une dent de loup. Il l'examina, comme si souvent, lorsque le cuir, sûrement trop usé, se dénoua, laissant échapper le croc droit dans l'eau noire. À peine avait-il touché la surface que le trappeur, des trois celui aux plus vifs réflexes, jeta sa main dans la mare et récupéra son pendentif. Il jura, sa main trempée d'une eau glaciale à lui presque geler les doigts.

Il se sécha rapidement la main puis fut surpris d'entendre vers sa gauche un grognement animal plein d'une colère contenue, rapidement suivi du hurlement de ses compagnons ; se retournant vivement, il vit un énorme ours blanc se jeter sur le premier de ses amis ! Le porteur du croc d'ours, pourtant aguerri, s'enfuit en courant à toutes jambes, poursuivi par l'animal furieux derrière lequel le porteur du croc de lynx se précipita. Ensemble, ils disparurent dans les bois, et le porteur du croc de loup ne put bientôt plus qu'entendre leur progression par les cris et les craquements de leur passage.

Encore sous le choc de l'apparition de l'ours, il fut à nouveau ébranlé par l'apparition d'un lynx, venant tout comme l'ours de derrière le rocher de la source de la mare et se jetant sur les traces des trois disparus. Lorsqu'un grognement lupin se fit entendre dans son dos, il ne s'étonna pas et se retourna à nouveau pour faire face à l'animal au pelage gris et brun, les lèvres retroussées sur ses canines et les oreilles couchées.

Mais... d'où venaient ces animaux ? Il n'y a pas d'ours blanc dans cette forêt, je crois, n'est-ce pas ? questionna l'homme étranger. Que vous est-il ensuite arrivé, à vos compagnons et vous ? Comment vous, êtes-vous sorti d'une situation si périlleuse ?

Le loup s'est jeté sur moi d'un bond, m'a mordu méchamment au bras puis s'est carapaté sans demander son reste. Ensuite...

Ensuite le trappeur, tenant son bras blessé contre lui, partit à la recherche de ses amis. Les traces étaient faciles à suivre, et il ne fut pas étonné de découvrir bientôt des taches de sang. Il n'entendait plus ni ses compagnons ni les deux animaux. De fait, il n'entendait plus aucun bruit autre que ceux naturels à la forêt.

Bientôt il parvint à une grossière cabane de rondins mal équarris, dans une minuscule clairière issue du travail de l'homme, et les marques de pas qu'avaient laissés l'ours et le lynx disparurent juste aux emplacements de deux grosses taches sanglantes. Le trappeur fit le tour de la cabane, cherchant ses compagnons, avant de crier "Ho ! il y a quelqu'un ici ?".

Pas de réponse. Hésitant, au seuil de la cabane, un sourd grognement résonna derrière lui. Cette fois, lorsqu'il tourna la tête, il fut surpris de se trouver face à une créature humaine à demi sauvage, les lèvres retroussées sur des dents partiellement déchaussées et le regard fou. Il arrivait parfois que des hommes, lassés de leur vie, trouvent refuge dans les bois et vivent en ermite ; celui-ci n'avait pas dû supporter sa solitude et finit par retourner à un état à demi animal.

Il vous a mordu ? Comme un fauve ?

Et puis l'homme fou s'était enfui dans les profondeurs boisées. Lassé, le bras encore plus douloureux de cette nouvelle morsure malgré le froid résiduel de l'eau de la mare, le trappeur s'assit sur le seuil afin d'attendre que le choc s'atténue. Il devait retourner au camp, près de la mare étrange, fouiner dans les bagages récupérer de quoi se soigner, désinfecter ses blessures, puis repartir à la recherche de ses compagnons. Posant les yeux à terre, il découvrit de nouvelles gouttes de sang menant à l'intérieur de la cabane. Il se leva, poussant en ahanant la porte aux planches tordues, et découvrit alors deux étranges animaux à taille humaine, vêtus des frusques déchirées de ses amis. Un ours blanc et un lynx, qui s'approchèrent de lui en rampant et gémissant...

C'est ça, vous voulez me faire croire que vos compagnons s'étaient transformés en animal ? À d'autres ! s'exclama l'étranger.

Ils m'ont tous deux montrés une de leur patte avant, qui comportait une marque de morsure, qui d'un ours, qui d'un lynx. Et surtout il y avait leur taille, et ces vêtements que des animaux ordinaires n'auraient jamais pu enfiler... Et leur comportement, aussi... Et puis ce n'est pas tout... argua le trappeur.

Mais, et vous alors ? Vous m'avez l'air bien humain ! Mais peut-être est-ce parce qu'un humain vous a mordu, pas vrai ? ironisa l'étranger. Contrebalançant ainsi cette "malédiction" ?

Pas exactement. Ce n'est pas tout à fait de cette façon que fonctionne la malédiction de cette mare...

L'étranger observa soudain le sourire du trappeur. La lune en son plein rendait plus frappant encore le contraste entre ombre et lumière, et ses canines pointaient comme les crocs d'un loup.

mercredi 24 septembre 2014

Derrière les murs

 Un jour ordinaire, comme tous les jours. J'ouvre le robinet et mouille d'un filet d'eau les poils courbés par l'usage de ma brosse à dents. J'écrase le fond du tube de dentifrice pour faire sortir péniblement un peu de la pâte blanche et bleue et l'étale grossièrement sur la tête de la brosse puis enfourne celle-ci dans ma bouche. Les allers-retours des poils crissent sur mes molaires, mes canines, mes incisives.

Machinalement, mon regard encore embrumé du réveil difficile se porte dans le miroir, sur le reflet de la trappe de ventilation à demi-ouverte derrière moi, plus haut que ma tête. Cela fait longtemps déjà que le panneau la clôturant s'est décroché et est tombé derrière le placoplâtre, ne bouchant plus que partiellement son embrasure.

Les précédents propriétaires, lors de la rénovation de cette maison de deux étages, avaient sous-estimé leur budget et avait donc rogné autant que possible sur la qualité de leurs travaux. Cette trappe ne tenait donc - et bien mal encore - que par quatre petits aimants du type fermeture de porte de placard, bien insuffisant pour le poids d'un panneau de fibres de bois un peu mou. Chaque fois que j'ouvrais un peu vite la porte de la salle de bains, l'appel d'air suffisait à décrocher la planche dans un clac suivi d'un boum. Un de ces quatre, le panneau finirait par faire un trou dans le plafond, aussi n'y avais-je plus touché. La trappe restait donc ouverte en permanence.

Aujourd'hui, un courant d'air léger mais glacial glisse sur les épaules nues et mon dos, encore humides de la douche matinale. Dehors, le ciel obscur rappelle que l'hiver vient. Difficile de se réveiller, et je cesse un instant mon brossage pour frotter mes yeux lourds de sommeil d'une main un peu pataude. Je reprends le mouvement, inclinant la brosse pour attaquer la face extérieure de mes dents, avant de reporter négligemment mon regard vers ce coin un peu sombre sous la trappe.

Mon bras se fige. Une ombre vague se détache sur le blanc de la peinture, près d'un coin, pas loin de l'embrasure à demi fermée, une ombre floue - je suis myope et n'ai pas encore posé mes lunettes sur le nez - dont la forme arrondie ne devrait pas être là. Je plisse les yeux, tenant vainement de rendre la tache plus nette : rien à faire, il me faut mes lunettes.

Mon brossage s'achève rapidement, et je crache dans le lavabo le dentifrice mêlé de ma salive et du sang de mes gencives. Je me rince la bouche, surveillant cette chose imprécise dans le reflet du miroir. Et puis, elle bouge, et je stoppe net tout mouvement, l'eau dégoulinant de ma bouche, comme un bébé qui bave. L'eau me dégouline sur le menton, le cou, entre les seins, me faisant frissonner.

Elle rampe, cette ombre. Je ne distingue pas grand chose, maudite myopie ! mais le sombre se déplace doucement sur le clair du mur. Je tends l'oreille, osant à peine respirer ; et croit entendre un délicat cliquetis issu de la créature. Si ça bouge, ça vit, non ? Elle se rapproche. J'hésite : après tout, peut-être n'est-ce...

Elle saute.

D'un bon, je me suis mise hors de portée, puis j'ai couru à ma chambre, manquant marcher sur mes chats qui attendent tous les matins avec impatience ma sortie pour me souhaiter le bonjour à leur manière. Je jure de douleur en me tordant un doigt tandis que je m'empare de mes lunettes et les jette sur mon nez. Je les ajuste sur mes oreilles en me retournant et voit mes chats pénétrer dans la pièce que je viens de quitter et disparaître derrière la porte.

Un peu rassurée mais l'adrénaline fouettant encore mes artères, je retourne moi aussi vers la salle de bains, lorsqu'un de mes chats pousse un étrange petit miaulement et s'enfuit à toutes pattes, suivi de près par les autres. Mon cœur bat dans ma poitrine, et je me fige sur le seuil.

J'entends à nouveau ce discret cliquetis ; il vient du sol ; la chose a donc bien quitté le mur pour descendre ; qu'a-t-elle fait à mon chat ? La lumière est toujours allumée, la porte contre le mur, la créature doit se trouver par là. Je recule d'un pas et guette, le palpitant cognant entre mes côtes puis qui s'arrête lorsqu'une ombre aussi grosse que ma main passe sous la porte...


Une tégénaire. Une stupide, idiote, imbécile de tégénaire. Grosse araignée marron, aux longues pattes fines, aux crochets bien visibles, qui a peut-être pincé mon chat chouineur pour se défendre d'un mâchouillis félin mais mortel, qui a dû passer par la ventilation puis par la trappe entrouverte... Je vais chercher le tupperware qui me sert à attraper les indésirables, capture l'intruse arachnoïde et la jette dehors.

Non mais !

lundi 9 juin 2014

Feuilles de l'orage

Feuilles de l'orage tombées à terre
Hachées par des morceaux de verre,
Glace pilée, concassée,

Chante vent et gronde tonnerre,
Roulent le feu et les éclairs,
Ciel assombri, vie cessée.