vendredi 30 novembre 2012

Feän (2)

 On tira doucement sur la corde, une fois, deux fois, pour la prévenir. Fëan releva la tête et regarda, droit devant elle, le soleil rouge qui dépassait largement l’horizon à présent. Elle avait soif. Une nacelle de corde tomba sur elle, et elle y passa maladroitement ses jambes. Lentement, on tira sur les cordes pour la remonter. Inutile pour elle de résister : cela n’aurait servi à rien. On l’aida à passer le bord de la falaise et les Baolfas l’emmenèrent jusqu’à une bâtisse blanche, la soutenant le long du chemin : elle n’avait plus guère la force de se tenir debout.

Entourée de ses gardiens, Fëan dut parcourir plusieurs couloirs contournés, avant de pénétrer dans une pièce circulaire dans laquelle six personnes à l’air hagard étaient déjà assises, des Baolfas brandissant leurs courtes épées recourbées le long du mur unique. Ses gardiens la relâchèrent, et Fëan s’affala sur l’un des bancs entourant la table ronde au centre.

La jeune femme appuya un instant son front brûlant contre le plateau frais de la table, puis jeta un regard autour d’elle de sous ses poignets. La peau brune de trois des Klayanans, les futurs sacrifiés, témoignait de leur état d’esclave : une vieille femme, une femme plus jeune et un homme. Les trois autres étaient un garçon et une fille en pleine adolescence, et un homme d’âge mûr, à la peau plus claire. Tous semblaient avoir totalement perdu espoir, à part la vieille esclave : peut-être en avait-elle tant vu qu’elle ne craignait plus la mort.

Quatre esclaves entrèrent, deux d’entre eux portant un lourd panier chargé de victuailles et les deux autres des outres soigneusement fermées. Ils les déposèrent sur la table, et distribuèrent la nourriture à chaque Klayanan, avant de disposer un gobelet devant chacun et d’y verser de l’eau tirée d’une des outres. L’autre avait été laissée à la garde de deux Baolfas. Les Klayanans se jetèrent avidement sur la nourriture et l’eau, Fëan les imitant. Lorsque son gobelet fut vide, l’un des esclaves la resservit, et ainsi pour tous, jusqu’à ce que faim et soif fussent apaisés. Les esclaves reprirent alors le panier vide et sortirent.

Commença une pénible attente. Leurs gardiens ne bougeaient pas d’un pouce, et les Klayanans n’osaient pas parler entre eux, de peur d’être rabroués. Les deux adolescents se regardaient d’un air qui parlait si clairement que Fëan comprit leur histoire probable. Ils semblaient d’assez haute naissance, or les gens d’un certain rang désignés comme Klayanans pouvaient se faire remplacer par un esclave. Ils avaient probablement été amants, contre l’avis de leurs familles respectives. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Le Klaya était très utile pour se débarrasser des importuns et des rebelles, comme le savait très bien Fëan ; c’étaient ainsi que les Prêtres Wanessans maintenaient leur emprise, non seulement sur Etherade, mais sur tout l’Empire Wanessan, et ce depuis plus de quarante siècles. Quatre lourds millénaires de sacrifices humains, dans une société fermement tenue en main, où la religion était tout.

Des heures passèrent, égrenées par un tintement d’airain, et à chaque heure qui passait, l’angoisse montait. Les adolescents se rapprochèrent, se regardant droit dans les yeux sans pour autant oser se frôler de la main. La femme commença par se tourner les pouces, puis se tordit les mains, et pour finir se rongea les ongles jusqu’au sang. L’homme mûr prit un air de prodigieux ennui, mais Fëan remarqua qu’il suait anormalement, s’essuyant souvent le front de la main. Quant à l’autre homme, il contemplait la surface polie de la table d’un air abattu. C’est à peine s’il clignait des paupières plus de trois ou quatre fois par heure. Seule la vieille esclave s’était appuyée sur ses bras, paisiblement endormie.


Tous les sept ans, le Wane mourait exactement sept jours avant que les deux soleils n’entre en conjonction en leur midi. A ce moment-là seulement, le Wane renaissait, perçant de l'intérieur son ancien corps comme d'une coquille pourrissante, et sortait dans l’arène où se trouvait toujours la viande humaine dont il se repaissait, affamé par son éclosion, faisant gicler le sang, avant de retourner se reposer à l’ombre de son antre.


Buvant lentement son gobelet, Fëan savoura la fraîcheur et la pureté de la boisson, tout en revivant ses souvenirs. A sept ans, elle avait vu son premier Klaya. Tout enfant, elle avait regardé avec une fascination morbide la monstrueuse créature se jeter sur les Klayanans les uns après les autres, les déchiquetant violemment, puis les dévorant. A quatorze ans, l’adolescente qu’elle était avait failli se révolter autant que son estomac devant ce spectacle, mais devant les gens de la Maison qui l’avait élevée, elle s'était tue. A quoi cela aurait-il servi ? Peu avant son vingt et unième anniversaire, le Grand Prêtre, le Maître de la Maison, lui avait annoncé qu’elle descendrait dans l’arène au prochain Klaya.

Une main se posa sur son épaule, et son réflexe lui fit balayer l'importune d’un geste brusque, selon une technique qui projeta le Baolfa par terre. Surpris, l'homme se claqua la tête sur le sol, et trois épées courbes se pointèrent vivement vers le cou de Feän. Elle écarta lentement les mains en un mouvement d’excuse, et baissa humblement la tête pour montrer sa contrition et sa soumission.

Un esclave entra dans la salle et leur servit de la boisson que contenait l’autre outre, avec un furtif regard de pitié qui n’échappa pas à la jeune femme. De tous, Fëan seule fit semblant de boire dans son gobelet et jeta discrètement le contenu sous la table. Sa chance fut que les Baolfas étaient occupés à faire avaler la boisson à la vieille esclave, qui s’y refusait absolument : impatienté, l’un des gardiens lui attrapa une pleine poignée de cheveux et tira sa tête en arrière, lui tordant le cou : sous la douleur, la vieille esclave ouvrit la bouche. Le contenu de son gobelet lui fut versé dans la gorge, et elle avala, s’étouffant à moitié.

Bientôt, les six autres Klayanans devinrent plus hagard encore qu’auparavant, leurs yeux désorbitèrent, et une sorte de sourire béat s’étala sur leur visage. « Drogués, pour moins résister... », se dit Fëan. Elle composa son visage pour leur ressembler, et lorsque les Baolfas les mirent debout, elle calqua ses gestes sur leur attitude légèrement débile. Leurs mains tremblaient un peu, et ils ne tenaient plus très droit.

Les sept Klayanans furent escortés hors de la salle, le long d’un couloir étroit et d’un gris clair uniforme. La courbure de ce couloir empêcha Fëan d’en voir l’extrémité, mais la rumeur de la foule lui parvint de plus en plus fort. « Bien sûr, nous sommes sous les gradins ! » pensa la jeune femme.

Son cœur se mit à battre à coups redoublés, sa respiration se fit plus sifflante : elle dut se concentrer pour calmer sa peur croissante. Un seul Baolfa accompagnait chaque Klayanan, Fëan venant en dernier, avec deux Baolfas fermant la procession. Elle se concentra sur son attitude, essayant de ne pas penser à ce qui l’attendait au bout du chemin.

Ils arrivèrent enfin à un grand portail fait de l’acier léger mais d’une stupéfiante résistance de la ville montagnarde d’Asgaal. La lumière du dehors se fit plus vive, et le peuple qui occupait les gradins poussa un rugissement assourdissant, qui laissa brusquement place à un silence presque absolu. Soudain, les Klayanans semblèrent sortir de leur torpeur, et se figèrent.

Dehors, les deux soleils entraient en conjonction. La Conjonction du Midi, l’Heure de la Renaissance. Les Sept Grands Prêtres se levèrent, tendirent leurs bras au dessus de leur tête et entamèrent l'antique invocation, dans une langue rude mais étrangement chantante. Le père de Fëan se tenait en leur centre, le Grand Prêtre Wanessan, régnant tel un dieu.

Le son de leurs voix s’amplifia, monta jusqu’au ciel, et à l’apothéose, sur un geste bref du Grand Prêtre, les Baolfas ouvrirent la porte d’acier et firent entrer les Klayanans. Les Baolfas les poussèrent sans ménagement au centre de l’arène et les firent s’agenouiller devant le balcon des Prêtres.

La foule les vit entrer les uns après les autres, se protégeant vainement la vue de la lumière éblouissante que reflétait le sable de l’arène. Fëan fut amenée au centre du demi-cercle formé par les autres Klayanans, et lorsqu’un Baolfa appuya sur son épaule pour la faire s’agenouiller, elle ne céda pas. Surpris, le Baolfa insista, et elle se rebiffa, le rejetant en arrière. La jeune femme avait rivé son regard sur le Grand Prêtre, sans ciller.

La foule retint son souffle. Le sable renvoyait un éclat de sang rouillé sous la lumière.

Le Grand Prêtre fit un signe discret de la main, et les Baolfas cognèrent les creux des genoux de Fëan, qui tomba, cédant au choc, et posa les mains sur le sol. Vivement, Fëan se redressa et releva fièrement la tête, agenouillée. Ses yeux vrillèrent le Grand Prêtre.

L’invocation cessa enfin, et les Baolfas se retirèrent, laissant à leur sort les sept sacrifiés. La foule acclama les Sept Prêtres, avant de se taire : le moment approchait.

Fëan se leva, défiant les Prêtres du regard, avant de jeter un œil sur la foule. Lentement, elle fit le tour des gradins, tournant sur elle-même, avant de revenir sur le balcon où les Sept Prêtres, le souffle coupé, commençaient à protester. Jamais un Klayanan n’aurait dû faire montre d’un tel manque de respect, d’une telle audace !

Fëan s’avança vers le balcon, et s’immobilisa à portée de voix. Elle articula lentement, d’une voix suffisamment puissante pour que chaque Prêtre puisse l’entendre distinctement :

— Je suis Fëan Ylis Meian ! Je n’ai pas demandé à être sacrifiée ! Vous pensez que c’est un honneur immense, de mourir dans la souffrance, atrocement mutilée, dévorée vivante par ce monstre stupide que vous vénérez tel un dieu ? Alors, prenez ma place ! Je vous méprise, vous qui régnez au nom d’un dieu qui n’est qu'un stupide animal !

Et elle cracha sur le sol.

Un grand silence se fit sur le balcon, seulement troublé par les suffocations du Grand Prêtre. Les autres Prêtres échangèrent des regards choqués et incrédules : que faire ?

Le Grand Prêtre reprit son calme, le visage cependant plus sombre qu’à l’ordinaire, et, jetant un regard qu’il voulut méprisant sur la jeune femme, hurla d’une voix terrible :

— Honte à toi, femme médisante, malheur à toi, femme impie, sur toi s’abattra la vengeance du Wane, plus terrible sera ta mort, précédée de la torture et de l’agonie les plus douloureuses que le Wane puisse t’infliger !

Fier de lui et de ses paroles, il se rassit. Que pourrait-elle répondre à cela, l’insolente, qui tentait vainement de les détruire par les mots avant sa propre mort ? Ce n’était que le cri de rage de la vermine sur le point de mourir. Non, jamais il n’aurait dû permettre à la bâtarde de vivre !

La jeune femme haussa ses épaules douloureuses et répondit simplement, reculant jusqu’à atteindre le centre de l’arène :

— Qu’il vienne !

Le Grand Prêtre s’étrangla, et devint d’un beau rouge carmin.

jeudi 29 novembre 2012

Petite pâquerette

La petite fleur
N’aimait pas sa couleur.
Non, vraiment,
Des pétales blancs,
Un coeur jaune d’or,
Et puis quoi encore ?

Mais ses feuilles
Sont d’un joli vert…
Elle se cueille,
Et embaume l’air.

Elle aurait préféré
Être d’un rose thé,
Ou bien encore azur
Pareille à ce ciel si pur,
Ou peut-être même violette,
De ce ton velouté que rien n’achète.

Il y a un rouge écarlate,
Comme ces pommes d’amour,
Parfois si mûres qu’elles en éclatent,
Par un chaud et lumineux jour.

Elle aurait aimé être
Pareille à l’arc-en-ciel…
Un papillon peut-être…
Une abeille pour boire du miel.
Mais elle n’est qu’une
Petite fleur, pâquerette
Que les couleurs importunent,
Garde donc ta jolie tête !

mercredi 28 novembre 2012

Feän (1)

 La douleur s’ancra dans sa cheville.

— Krashtra ! jura-t-elle.

Péniblement, elle se tortilla sur le court rebord rocheux jusqu’à trouver une position plus confortable. Dans le ciel aux reflets mauves, de petites formes tournoyaient, battant l’air de leurs quatre ailes de cuir d’un noir mat. Fëan Ylis Meian murmura :

— Les korns m’attendent. Mais ces charognards ne rongeront pas mes os de sitôt !

Elle se trouvait là depuis le milieu de la nuit, à moitié gelée. Le ressac de la mer faisait frémir ses oreilles pointues, et le goût amer et salé des embruns se confondaient avec celui de la peur et des larmes sur ses joues marbrées. Sa cheville la lança de nouveau. Elle se l’était foulée dans sa fuite éperdue, et ainsi les Baolfas l’avait rattrapée, elle, ni de la race des maîtres, ni de la race des esclaves. Elle faisait une victime parfaite.

Fëan savait bien qu’elle n’aurait jamais dû vivre. Issue d’une union interdite, fille d’un prêtre Wanessan et d’une esclave, elle n’avait dû son salut qu’à son jour de naissance. Le jour du Klaya, jour sacré entre tous. Ce jour-là, les forces déclinantes de sa mère l’avait expulsée dans un flot de sang, lui faisant don de sa vie. Le prêtre l’avait gardée dans sa Maison, et lui avait fait donner une éducation particulière et soignée. Fëan ne s’était jamais mêlée aux esclaves, ni aux maîtres. Son rang était intermédiaire : les maîtres l’ignoraient ou la méprisaient, les esclaves la lorgnaient d’un air à la fois envieux et réprobateur.

Fëan cala son dos contre la falaise, remuant nerveusement les doigts derrière son dos. Ses poignets la démangeaient, enserrés dans une corde de chanvre rêche. La jeune femme allongea ses jambes, et le soulagement momentané lui arracha un soupir. Sa cheville foulée pendait dans le vide, tant la corniche sur laquelle on l'avait déposée était étroite. Loin, en contrebas, des écueils aux bords acérés se voilaient d’écume rouge. Elle joua un instant avec l’idée de se jeter dans le vide, mais renonça vite à cette idée. C’était impossible, elle était attachée trop court. En mettant les choses au pire, elle se serait juste cassé les coudes et déboîté les épaules, se retrouvant dans une position extrêmement inconfortable.

L’ombre d’un korn la survola, et elle eut un mouvement de recul. Soupirant de nouveau, le cœur lourd, elle contempla le lever du premier soleil, un astre petit et blanc, d’une faible brillance. Heureusement pour elle, sa peau luisait d’une substance pâteuse dont l’odeur repoussait les charognards ailés. Une odeur guère agréable à l’odorat très fin de Fëan. Un coup de vent soudain lui fouetta le visage, mouillant sa peau de quelques gouttes salées. Elle passa la langue sur ses lèvres gercées, et vit les premiers rayons du second soleil effleurer l’horizon mouvant de la mer.

Lentement, majestueusement, l’aube se leva, et céda la place à une journée qui s’annonçait chaude et magnifique.

Péniblement, Fëan s’agenouilla, et, ne prêtant aucune attention à sa cheville foulée qui la lançait douloureusement, ni à ses poignets trop serrés dans la corde, elle pria silencieusement :

— Oh ! Wane sacré, je te supplie à genoux, je te supplie de m’accorder la vie ! Je ne veux pas mourir !

Elle pleura.


« Le Wane est sacré. Tous les sept ans, le Wane meurt et renaît, et nous l’honorons par le sacrifice de sept personnes issues de notre peuple. »

Le Grand Prêtre fit une pause, leva majestueusement les bras, avant de poursuivre d'une voix vibrante : « Il y a sept jours, le Wane est mort. Aujourd’hui, le Wane renaît. Le temps du sacrifice est venu ! »

La clameur de la foule fit résonner l’air de vibrations intenses. L’arène était emplie d’un peuple bigarré, habillé de costumes de fête aux couleurs chatoyantes, tel un parterre de fleurs multicolores et mouvantes au soleil. La foule attendait, impatiente de voir le sang des sacrifiés à la gloire du Wane. Le Grand Prêtre Wanessan se tourna brièvement vers un Sous-Prêtre, et lui ordonna d’amener les prisonniers.

— Qu’ils soient prêts à entrer dans l’arène d’ici la Conjonction du Midi.

— Oui, Vénéré Grand Prêtre.

L’homme hocha la tête avec respect et quitta le balcon. C’était une plate-forme dont la rambarde était constituée de fines colonnes cannelées, et ombragée en son milieu d’une toile de la couleur du sang frais, un rouge presque pulsant. Ce balcon surplombait un porche immense, ouvrant sur un tunnel très sombre. Pour le moment, ce porche était symboliquement fermé par une barrière de jonc habilement tressée, auquel étaient suspendus de petites clochettes couleur vert-de-gris. L’arène, recouverte de sables jaune pâle et brun clair, absorbait la chaleur croissante.

C’était réellement une superbe journée qui venait, et le Grand Prêtre Wanessan sourit : ce jour serait le dernier de la bâtarde. Jamais il n’aurait dû lui permettre de vivre, et pourtant les circonstances l’y avait forcé. Nul n’aurait dû être à même de lui faire cela : son rang aurait dû l’en protéger, lui, qui surpassait même l’égloque, l’administrateur civil qui s’occupait de la ville ! Bien qu’en théorie, ils soient égaux. Le sourire du Grand Prêtre se transforma en un rictus méprisant lorsque ses yeux se posèrent sur l’égloque : bonhomme petit et chauve, aimant la bonne chair et sa ville tout autant, il était terrorisé par le Grand Prêtre. Il faut dire que sa propre sœur avait été choisie comme victime du sacrifice il y avait sept ans, et qu’elle avait hurlé longtemps lorsque le Wane lui avait arraché le bas du ventre. Quel souffle elle avait eu ! Et quelle voix aiguë ! C’était l’un des meilleurs souvenirs du Grand Prêtre. Quel festin !

Parmi les gradins circulaient quelques esclaves chargés de donner des boissons rafraîchissantes au public. Leur crâne nu luisait de sueur, et leur peau brune tranchait parmi la foule multicolore. La Conjonction du Midi approchait : le petit soleil blanc était au zénith, et son grand frère plus rouge le rejoindrait bientôt. Lorsqu’un esclave se présenta sur le balcon avec un plateau chargé de divers flacons aux tons bleu et argent, le Grand Prêtre se fit verser un bol de Schir, le vin ambré d’Etherade, la capitale de l’Empire Wanessan, la ville qui abritait le Wane. Il congédia l’esclave d’un revers négligent de la main, puis porta le petit bol de porcelaine délicatement ouvragée à ses lèvres.

Bientôt, la bâtarde mourrait.

mardi 27 novembre 2012

Il suffit d'un homme... (1)

I

Les larmes m’étouffaient et je hoquetai bruyamment, cherchant de l’air. Ma sœur aînée était morte en couches, ma deuxième sœur avait disparue, la troisième venait de s’enfuir. Je m’enfonçai un peu plus dans la paille, sentant le souffle chaud du cheval sur ma nuque. Pourquoi ? Pourquoi ma mère était-elle tombée amoureuse de cet homme ? Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien.

Lorsque ma sœur aînée se révéla être enceinte, elle qui n’avait pourtant ni mari ni aucun amant connu, le village en fut bouche bée. Très vite, les rumeurs allèrent bon train, car quelques temps auparavant, des voyageurs étaient passés, dont elle avait pourtant repoussé les avances. Je voyais ma sœur décliner, tandis que son ventre s’arrondissait. Pour finir, elle tenta plusieurs fois de mettre fin à ses jours, et ma mère l’avait chaque fois sauvée, jusqu’au soir où l’enfant non désiré tua ma sœur. Dans un bain de sang, ses hurlements déchirants décrurent et s‘achevèrent par des gémissements inarticulés, et, la nuit, lorsque le vent fait craquer les branches des arbres, je revois encore ses bras et ses jambes écartelés, son ventre énorme, son joli visage si pâle et tordu en une grimace grotesque...

Ma mère pleura longtemps, et son compagnon la consola au lit. Mais il se moquait bien de la mort de ma sœur.

Environ six mois plus tard, je remarquai que beaucoup de garçons du village tournaient autour de ma deuxième grande sœur, devenue l'aînée. Il est vrai que son corps prenait des rondeurs à des endroits stratégiques que ces mêmes garçons jugeaient manifestement de plus en plus intéressants. Ma sœur était plus jolie que jamais et leur lançait des œillades ravageuses avant de les ignorer d’un air compassé. J’étais trop jeune et ne comprenait pas encore la raison de cet étrange comportement, et je me demandai si je ferais la même chose au même âge. J’espérais ne pas avoir l’air aussi stupide que certaines filles qui rougissaient et pouffaient comme de la volaille dès que le regard d’un garçon qu'elles guignaient les frôlait comme par hasard.

Ce qui me parut vraiment bizarre, c’est que le compagnon de ma mère devint lui aussi de plus en plus amical avec ma deuxième sœur. Il la tenait parfois par la taille, passait sa main sur sa joue encore aussi ronde que les miennes, lui chuchotait à l’oreille en souriant. Ma mère pensa qu’il essayait de lui remonter le moral, car ma sœur restait très abattue par la mort de notre aînée. Mais, loin de cela, elle s’assombrit de plus en plus.

Et une nuit, elle disparut.

Ma mère pleura encore, et ne comprit toujours pas. Quant à son compagnon, il prononça quelques commentaires extrêmement désobligeants sur ma sœur disparue, et je ne l’en détestai que plus.

Un an plus tard, ma troisième sœur commença à s’habiller à la garçonne, elle qui, jusque-là si coquette, de sa vie n’avait jamais porté de pantalons. Les gens du village murmuraient lorsque nous n’étions pas là, et s’il m’arriva parfois de surprendre certaines de leurs conversations, je ne compris pas vraiment. J’étais encore si jeune !

Tout ce qui m’intéressait pour le moment, c’était de vivre des aventures. J’allais avec les garçons et les quelques filles qui ne jouaient pas à la poupée, et ensemble nous inventions des histoires toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Nous les vivions si intensément que nous avions parfois du mal à revenir sur terre, et les adultes souriaient en disant que ça nous passerait bientôt. Mais notre meilleure source d’histoires était un vieil original, un ancien aventurier. Il nous apprit bien des choses qui me serviraient plus tard.

Ma dernière sœur évitait le plus possible le compagnon de ma mère, et ma mère ne comprenait pas pourquoi. Lorsqu’elle m’emmenait quelque part, elle laissait ma pauvre sœur à la garde de cet homme, et la grondait sévèrement lorsqu’elle protestait qu’elle refusait de rester seule avec lui dans cette maison.

Elle et moi dormions dans la même chambre, ce qui était probablement une chance pour elle. Ce n’était pas le cas de nos sœurs aînées, assez âgées pour avoir chacune droit à une pièce à part et leur intimité. J’avais le sommeil léger, de sorte que depuis quelques temps, j’avais remarqué que ma dernière sœur pleurait souvent. Elle ne faisait presque pas de bruit, ne voulant pas me réveiller, mais je l’entendis tout de même. Et une nuit, surprenant un faible bruit, j’entrouvris un œil : je vis ma sœur se lever, prendre un sac bien plein sous son lit et quitter la chambre. Sur la pointe des pieds, je la suivis jusqu’à l’écurie. Elle sella un cheval, et au moment où elle allait le détacher je me suspendis à son bras en pleurant : j’avais compris qu’elle aussi allait disparaître de notre vie.

Elle me croyait encore au lit. Je lui fis très peur, je crois.

Plus tôt, le jour même, j’avais surpris cet homme, le compagnon de ma mère, tenant ma sœur dans ses bras et la plaquant contre le mur, serrant son corps grossier contre celui plus doux de ma sœur et tentant de l’embrasser. M’apercevant, il avait ri et tapoté la joue de ma sœur silencieuse, et m’avait passé la main dans les cheveux, riant encore plus de voir mon recul, en passant près de moi. Je savais que ça n’était pas bien, ce qu’il faisait à ma sœur, et je le haïssais encore un peu plus, si c'était possible. Je rejoignis ma sœur, qui s’effondra au sol et se mit à pleurer, entourant ses genoux de ses bras. Je posai la main sur son épaule.

— Petite sœur, fit-elle, sanglotant, petite sœur, promets-moi que tu t’en iras lorsque cet homme commencera à te serrer de trop près. Promets-le moi, je t’en prie ! Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose qu’à nos sœurs !

Émue jusqu’aux larmes, je lui fit cette promesse.

Et maintenant, elle s’en allait ! Ma sœur me reprit dans ses bras, me consola, me jura que nous nous reverrions un jour ; je m’accrochai très fort à elle, si bien qu’elle dut me détacher presque doigt par doigt. Elle m’ordonna à voix basse de rentrer me coucher et me fit jurer de ne pas chercher à savoir par où elle était partie. Sanglotant tout bas, je le jurai, et elle me serra une dernière fois dans ses bras, avant d’ouvrir la porte de l’écurie. Je retournai dans notre chambre, me roulai en boule sous les couvertures et pleurai, enfonçant mes petits poings dans la bouche pour étouffer le bruit. J’entendis le pas du cheval, et je bloquai un instant ma respiration, espérant reconnaître malgré tout la direction qu’elle prenait. Avant d’y parvenir, je me mis à suffoquer et respirai un grand coup. Lorsque je tendis de nouveau l’oreille… Plus rien.

Je m’endormis à force de pleurer.

À l’aube, je me levai, m’emmitouflant dans ma couverture, et sortit de la maison. La lumière commençai tout juste à se répandre, éclairant à peine les volutes blanches qui tourbillonnaient et cachaient le sol. Baissant les yeux sur la terre battue du chemin, je cherchais les traces du cheval qu’avait pris ma sœur. Je ne vis rien. Là, peut-être était-ce… ? Mon regard, attiré par une infime dépression, me fit diriger mes pas dans cette direction. Non. Pas une trace. Quelque part, cette constatation me soulagea : personne ne retrouverait jamais ma sœur. Ma dernière sœur. Brusquement, je pris conscience que j’étais seule, la dernière fille de ma mère… Étouffant un nouveau sanglot, je pris le parti de retourner me coucher. Lorsque je me lèverais, je constaterais tout simplement que ma sœur ne serait plus là. Je ne saurais pas où elle se trouverait. Je n’aurais rien entendu, rien vu, rien senti ; c’était le meilleur parti à prendre, et ce qu’elle voulait, j’en étais sûre.

Pourvu que l’on me croie.

Ce fut un beau tumulte, lorsque ma mère se rendit compte de la disparition de la troisième de ses filles. Elle pleura, cria, pleura encore tout en criant, jusqu’à ce qu’une de ses amies lui donne une gifle retentissante. Ma mère se raidit, les yeux exorbités, puis s’effondra dans les bras de son amie. Les femmes du village emmenèrent ma mère se reposer. Quant à l’homme qui était cause en réalité de cette situation pénible, il parvint à prendre un air de prodigieux ennui. Il demanda à ce qu’on recherche ma sœur, et les hommes du village hésitèrent. Mais ils ne pouvaient refuser de laisser une adolescente seule sur les routes. Si notre village était plutôt calme, la campagne alentour recelait ombre de dangers.

Je fus tenue à l’écart, afin de ne gêner personne. Mais l’une des plus belles peur de ma vie, ce fut lorsque cet homme que je refusais obstinément d’appeler « beau-père » me questionna. Je passai là un des moments les plus éprouvants de ma vie. Il me cajola, me menaça, tenta de me persuader, mais rien n’y fit. Il ne put tirer de moi un seul mot. À la fin, perdant patience, il me poussa violemment contre le mur et s’en alla.

Le choc me coupa le souffle, et je suffoquai quelques minutes. Je n’en dis rien à ma mère.

Il tenta aussi à sa manière de la consoler. Mais, cette fois, ma mère n’accepta pas ses attentions inopportunes. Si cette tactique avait réussi à la disparition de mes deux premières sœurs, ; là, c’en était trop. Ma mère était inconsolable, sauf en ma présence. Ce qui rendit l’homme furieux.

Un jour qu’il m’avait traitée un peu brutalement, et prononcé de dures paroles envers mes sœurs et moi, ma mère se leva, s’approcha de lui et le gifla à toute volée. Puis, me prenant par la main, elle me tira jusqu’à sa chambre où elle prit quelques affaires, puis jusqu’à la mienne, où elle fit de même, et enfin m’emmena jusque chez sa meilleure amie. Pendant une septaine, nous restâmes là, et le compagnon de ma mère dut faire de lyriques, larmoyantes et certainement douloureuses excuses – pour lui – à ma mère, et à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle consente à rentrer. Il se le tint pour dit et, pendant quelques années, il fit très attention à son attitude et à ses paroles, redoublant en apparence d'attention et de tendresse.

Jusqu’à ce qu’un matin, mes draps tachés de sang prouvent la fin de mon enfance.

lundi 26 novembre 2012

La Rose

L’Iris
De la Rose
Est un Lys
Tout rose

Et sa pupille :
Un seul regard,
Celui qui brille
Sans autre fard

Que le pourpre
Et l’argent
Et le rose

D’une fleur pourpre
Revers d’argent
Et belle éclose.

samedi 24 novembre 2012

Sensations

Quelle fleur
Saurait, par sa beauté,
Nous émouvoir
Et mettre en pleurs
Un coeur, chaleur
Et douceur de thé.

L’or du soir
Tombe sur les fleurs
Comme un baiser,
Enlacés.

Tendre fragrance,
Comme cédée presque à regret,
Ce chant enfanté
Dans une danse.

Dans la senteur
D’une fleur de thé,
Comme un baiser,
Enlacés.

vendredi 23 novembre 2012

Je n'aurais jamais dû ouvrir cette porte...

Je n'aurais jamais dû ouvrir cette porte. Une banale porte de placard, toute simple, en bois de chêne vernissé et luisant, malgré la poussière et les trous dû aux vers. Une porte de placard, dans une vieille maison délabrée, que l'on disait hantée. Evidemment, l'endroit de jeu préféré des enfants de ma génération, malgré l'interdiction de nos parents, qui ne semblaient plus se rappeler qu'ils avaient eux-mêmes bravés l'interdit au même âge. Un groupe d'enfants dont je faisais partie jouaient à cache-cache, et j'étais montée à l'étage, dans cette chambre aux murs de papier taché.

J'avais ouvert cette porte de placard en tremblant, m'attendant à ce qu'un fantôme en surgisse, me faisant pousser un hurlement de terreur, mes cheveux devenant tout blancs. J'avais soupiré de soulagement en ne voyant que quelques étagères toutes cassées, sauf celle du haut, ainsi que quelques draps poussiéreux et mangés par les générations de mites et de souris s'y étant succédées. Les draps avaient une forme un peu bizarre, comme s'il y était caché quelques branches de bois et un melon, lorsque le "Cent ! Planquez-vous !" de l'enfant qui devait nous chercher retentit.

Le placard étant suffisamment grand pour ce que je voulais en faire, je m'y engouffrai et refermai la porte sur moi, sursautant au bruyant grincement. On aurait dit une craie crissant sur une ardoise ! J'étais vraiment bien cachée : après une demi-heure, je fus la seule à n'avoir pas encore été découverte. Je souris dans le noir, sachant que d'ici un quart d'heure, selon nos règles, s'ils ne m'avaient toujours pas trouvée, j'aurais gagné. Les quinze minutes s'écoulèrent, et les autres enfants s'écrièrent : "C'est bon, tu peux sortir, tu as gagné ! La prochaine fois, c'est toi qui t'y colles !" Je me mis à rire tout haut, et poussai la porte.

Les lourds battants de bois refusèrent de s'ouvrir. Je m'appuyai plus fort contre eux, mais ils frémirent à peine. Ennuyée, sentant un début de panique pointer le bout de son nez, je criai pour appeler les autres. Inexplicablement, ils ne m'entendirent pas : pourtant je les entendais, moi, parfaitement ! Mais peut-être était-ce à cause de leurs appels incessants, qui couvraient peut-être le son de ma voix ? Un nouveau quart d'heure passa. Un ultime appel résonna, puis les autres enfants s'en allèrent, ayant peur d'être grondés par leurs parents, et se rassurant à la pensée que je les avais lâchement abandonné dès le début du jeu. Je m'égosillai en vain. Je n'entendis bientôt plus rien, et le silence pesa sur mes épaules.

Je cédai soudain à la terreur : hurlai, sanglotai, me jetai contre les murs de ma prison, mais peine perdue, le vieux bois si pourri, avait encore un cœur solide. Après quelques minutes de terreur absolue, momentanément calmée, je me souvins de la raison qui poussait nos parents à nous interdire l'accès de cette bâtisse. Depuis des années, la maison avait été totalement abandonnée ; depuis que ses derniers propriétaires étaient morts. Une histoire à faire peur courait sur ce lieu, une histoire que je savais désormais être vraie.

La maison des enfants disparus ! Alors une odeur de vieux os cachés dans de vieux draps monta à mes narines, me faisant frémir d'horreur quant au sort qui m'attendait. Un jour, dans bien longtemps, un autre enfant, comme moi, viendrait y jouer, et resterait à jamais prisonnier de ces murs, terrorisé devant mon squelette agrippé à la porte...

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Cette nouvelle vient du premier soir où le tout nouveau (à l'époque) club d'écriture de la ville de Lacroix Saint Ouen s'assemblait. Nous ne savions pas encore trop quoi faire et l'une d'entre nous a sorti en plaisantant "Je n'aurais jamais dû ouvrir cette porte...!" Une autre a alors lancé l'idée de passer une vingtaine de minutes à écrire une petite histoire ou un poème en partant de cette phrase.

La maison est issue tout simplement du bâtiment dans lequel nous nous trouvions, à l'origine une maison dont la construction avait été abandonnée, et qui a été démolie pour faire place à la Maison des Arts-Lettres-Cultures.

jeudi 22 novembre 2012

L'oiseau du Paradis

Si tu désire voir l’oiseau du Paradis,
Desserre tes poings, et souris ;
Et l’oiseau, dans ton coeur,
Imprime une mélodie pleine de douceur,
La joie de vivre, le bonheur.

mercredi 21 novembre 2012

Un jour, le règne des Dragons...

 Le paysage était rocailleux. Tout y paraissait rouge, aussi rouge et rouillé qu'un désert de sang séché. Le soleil, écarlate lui aussi, paraissait l'unique seigneur de ces lieux. Des ondes de chaleur faisaient apparaître et disparaître tour à tour des oasis inexistantes. Cependant la vie n'a pas fui : une petite silhouette dans le lointain ciel d'un bleu dur, guère plus qu'un point au début, devenait de plus en plus visible. Un être vivant, dans ce désert, aurait entendu comme… un battement d'ailes. "Un battement d'ailes ?"

Justement, un peu plus près, en contrebas d'un rocher, se voyait une autre petite silhouette, debout sur ses deux membres, et à côté d'elle se trouve une machine ; en s'approchant, l'on constate qu'il s'agit d'une baliste. Un homme seul dans le désert, avec sa monture attachée à l'abri sous une énorme pierre, et une baliste ? Cet homme semble attendre, attendre quelque chose qui viendrait… du ciel.

Dans le ciel, le point du début est devenu un trait, puis une forme avec… mais oui, des ailes ! Serait-ce un oiseau ? Non, cela semble bien plus gros, malgré le fait que, dans ce désert, n'existe guère de repères pour connaître la taille et la distance. Alors, peut-être est-ce le Roc, cet oiseau légendaire ? Le battement d'aile semblerait le confirmer. Et pourtant… un doute subsiste encore. Un rugissement d'une incomparable puissance retentit longuement sur le désert, faisant trembler les roches. L'homme se redresse alors, et scrute le ciel. A ce hurlement, nul ne peut se méprendre. Un dragon !

Un dragon, dans le ciel du désert ! Qu'y vient-il faire ? Peu de gens l'auront jamais su, seuls les plus clairvoyants se doutent. Un dragon… Cela était devenu rare d'en voir un, et ce depuis… deux générations, peut-être. Depuis la trahison de l'un des leurs, de l'un des plus grands et des plus sages, depuis que leur extermination fut décidée à cause de cela, et que des humains – les humains, dont les dragons s'étaient donnés pour tâche de les veiller et de les protéger – des humains sont devenus des chasseurs, des assassins ; les dragons se cachent.

Celui-ci vole vers son destin.

En bas, l'homme prépare sa baliste : il dispose avec soin le trait, et tends l'arc. Il regarde encore le ciel, et vise soigneusement. Il vérifie l'attache de sa monture, il ne faudrait pas qu'elle s'enfuie : sans elle, le désert lui boirait sans pitié l'eau de ses veines.

Dans le ciel bleu, le dragon s'est rapproché ; il est nettement visible à présent. Pour l'heure, le soleil ruisselle sur ses écailles, et ses ailes frappent l'air avec vigueur. C'est un dragon jeune encore, bien que plus âgé déjà qu'un de ces humains à la si courte vie. Il glisse plus qu'il ne vole dans l'air chaud du désert, il faut le voir pour le croire : tourne et virevolte, sans effort. Il rugit de nouveau, puissamment, indéfiniment.

En bas, sur le sable et les cailloux couleurs de rouille, l'homme hésite : ce dragon mérite-t-il vraiment le sort qu'il lui réserve ? Ce n'est pas lui le traître. L'homme se fige : là-haut, le dragon l'a vu, il se pose avec force au bord d'une falaise. Quelques pierres se détachent et roulent : on dirait des caillots de sang. Le dragon fixe la silhouette fragile ; les yeux de sienne, couleur du sol, plongent dans ceux de l'homme, couleur du ciel.

Soudain, les larges yeux de la splendide créature ailée flamboient : il a compris. Il connaît désormais le visage de son destin. Le dragon ouvre largement ses puissantes ailes, tend son cou, et hurle. Il hurle face à son sort, il exhale sur le désert tremblant toute sa colère, toute sa tristesse, toute sa révolte. Il bat rageusement des ailes, et prend son essor.

L'Homme dégaine son épée.

L'immense et splendide créature replie ses ailes le long de son corps fuselé et bascule dans l'air : il plonge du ciel comme une force de la nature.

L'Homme place son épée sur la corde tendue.

Le Dragon fonce droit vers l'Homme. Dans ses yeux de sienne, la Mort se lit.

La peur dans les yeux, l'Homme attend pourtant sans fléchir : le Dragon pique droit sur lui. Au bon moment, le bras de l'Homme s'abaisse vivement : la corde est tranchée et claque dans le vide brûlant.

Le trait est projeté avec force dans le ciel. Le Dragon a vu le geste, et, désespérément, tente d'infléchir sa course. Mais qui pourrait éviter un sort déjà scellé ? Le sien s'enfonce profondément dans son poitrail et le sang gicle.

Le Dragon hurle de douleur, tournoie, tombe ; il ressemble à une graine d'érable, ces graines à ailes que l'on jette en l'air et qui retombent comme une hélice.

Le Dragon tombe à terre ; sa chute fait trembler le sol et soulève un nuage de poussière rouge. Là-bas, l'Homme a déjà détaché sa monture et l'enfourche.

Le sang du Dragon se mêle à la poussière, leurs couleurs se confondent. Un long soupir gargouillant s'exhale longuement sur le désert. Une dernière fois, la voix basse et profonde passe sur le Monde, et le dernier des Dragons murmure :

"Un jour, le règne des Dragons…"