mercredi 14 janvier 2015

Espèces menacées (1) : L'incendie

Elle était aux toilettes durant l'interclasse lorsque l'alarme incendie stridula. Occupée comme elle l'était, il lui fallut quelques minutes pour sortir enfin de sa cabine. Elle se lava rapidement les mains, les sécha tout aussi vite, puis sortit non sans jeter négligemment un coup d'œil à son reflet dans le miroir.

Elle était assez mignonne dans son genre, comme toutes les filles de son âge, notamment dans ce lycée : des filles de bonne famille, sélectionnées au même titre que les élèves masculins sur leur excellente moyenne générale, entendez par là une haute intelligence et des compétences sportives indéniables. Côté social, si les élèves connaissaient les bonnes manières de par leur éducation relevée, ils n'en restaient pas moins des adolescents.

Des cheveux noirs mi-longs, raides, glissés derrière ses oreilles petites et délicates, des yeux bruns en amande, une peau dorée et des dents comme un collier de perles. Une veste bleu sombre par dessus une chemise blanche, un nœud papillon, bleu clair, et une jupe plissée du bleu de la veste ; ces deux derniers éléments se trouvant remplacés par une cravate et un pantalon pour les garçons.

Elle repéra la sortie la plus proche. Les toilettes donnaient sur un couloir généreusement fenêtré, courant à l'étage le long du côté court du lycée. Regardant par la deuxième fenêtre, grande ouverte, la jeune fille se figea. Mais que se passait-il dehors ?

De grands ovales délimités par des cailloux mordaient sur le goudron de la cour extérieure, près de la pelouse qui enserrait tout le domaine à l'intérieur des murs. À l'une des extrémités des ovales, celle pointée vers la pelouse, d'autres petits cailloux traçaient une petite zone arrondie dans laquelle se trouvait une étrange créature, d'aspect tantôt aquatique, tantôt saurien, mais toujours humanoïde. Sur un des grands arcs des ovales, une créature plus petite mais toujours de même type que la grande, vêtue comme les garçons du lycée et allongée sur le sol, entourée de quelques bougies allumées. En face, plusieurs des filles, étendues à terre elles aussi, l'air sonné.

La jeune fille compta une bonne douzaine de ces étranges cercles rituels, et s'avisa soudain de la présence de la directrice, en jupe tailleur noire et chemise blanche, petites lunettes rondes sur le nez, surveillant toute l'opération d'un œil attentif. Soudain, la directrice tourna son regard vers l'étage, droit sur la jeune fille, penchée dangereusement dans le vide, puis la femme à la tenue stricte l'apostropha :

— "Dépêche-toi, veux-tu ? Au cas où tu ne l'aurais pas encore remarqué il y a un sérieux incendie dans le lycée ! Que fais-tu encore là-haut ?"

Et c'était vrai, la jeune fille s'en rendit compte ; à présent elle entendait un sourd ronflement de feu ; une odeur de fumée parvenait à ses narines. Elle paniqua brièvement puis se reprit : il lui fallait sortir. Réfléchissant à toute vitesse, la jeune fille choisit son chemin. Elle ne pouvait, ne voulait surtout pas sortir droit dans la cour, vers ces créatures fantastiques et ces rituels abscons. L'incendie semblait provenir de l'arrière du bâtiment, vers la droite dans son dos. Il existait plusieurs sorties de secours sur les longs côtés du lycée, en forme de rectangle, et dont le centre comportait le gymnase et la cantine. Si la sortie de secours de droite était exclue, de même que l'entrée à double porte du lycée, il ne restait plus que la sortie de gauche.

Elle se mit à courir, atteignit un escalier, descendit la volée de marches deux par deux, trébucha en toussant sous les volutes de plus en plus denses de fumée qui lui encrassait les poumons, tourna dans un nouveau couloir et parvint enfin à la porte de sortie. Prudemment, elle l'entrouvrit, jeta un œil discret tout en inspirant un air plus pur. Rien en vue. Elle écouta, mais le crépitement croissant des flammes brouillait les sons ambiants. Elle sortit, un mince filet de fumée l'accompagnant de son âcreté.

Une lourde main sèche s'abattit sur son épaule, la faisant crier de surprise ; elle tourna la tête et se trouva nez à nez avec un des humanoïdes, de type saurien. Plus grand et larges d'épaules qu'un homme moyen, son vaste torse nu, un pantalon humain ordinaire, l'écailleux anthropomorphe, entrouvrant sa bouche dénuée de lèvres, exhala une désagréable haleine qui fit frémir la jeune fille. La pression de ses doigts aux ongles griffus sur son épaule s'accentua et la créature fit un signe de tête en direction de la cour, sur leur droite. La jeune fille blêmit en comprenant que la créature était réelle. Ce n'était pas un maquillage, ce n'était pas un costume ; les écailles ciselées s'ornaient de bronze et de vert-de-gris à quelques endroits, et les dents trop pointues se teintaient d'ocre dans les recoins près des gencives.

mardi 6 janvier 2015

De rouille et d'acide

Dans le grenier de l'écurie, je tousse légèrement dans la poussière et l'odeur de cheval imprégnant l'atmosphère. Dehors, il pleut à verse.

C'était une écurie en forme de U à angles droits, enserrant une cour de terre battue et rebattue ; les cotés du U contiennent les boxes des chevaux, la base un porche pour atteindre la cour et les boxes, dans un angle le club-house et dans l'autre, la sellerie et l'escalier qui mène aux combles. Ou au grenier, si vous préférez. Si la sellerie du bas est réservée au matériel du club d'équitation, le grenier, lui, est consacré au matériel des quelques propriétaires de chevaux logés à l'écurie. Bien qu'il ne soit jamais verrouillé - pas de porte - il est déconseillé de s'y rendre sans raison.

J'en ai deux, moi, des raisons. D'une part, je suis effectivement propriétaire - plus exactement, mes parents le sont - et d'autre part, dehors, il pleut à verse. Une authentique pluie de fin du monde, verdâtre, acide, polluée, coulant à flots de ce ciel qui se noie ; dehors, le niveau de ce déluge du monde moderne atteint presque l'étage.

Je suis seule là-haut. Dehors, tout meurt, tout est mort ou mourra bientôt, noyé ou rongé à cru et à vif par l'acide. Je vais bientôt mourir, moi aussi. L'eau tueuse affleure le haut de l'escalier et menace de déborder ; je m'éloigne vers le fond du grenier. Mes pas laissent des traces dans la poussière et je distingue dans la pénombre, entrelardée de chiches rayons de lumière que laissent passer les rares tuiles transparentes, des selles, des coffres, des couvertures. Là, j'aperçois une tuile partiellement rongée par la pluie mordante, puis une autre, ici. Les trous s'agrandissent, l'eau coule à l'intérieur, glissant le long des arceaux de terre cuite. Derrière moi, l'eau déborde enfin de l'escalier dissout et s'avance inexorablement vers moi.

La pluie va me ronger vivante, porteuse d'une promesse de souffrance indicible ; dans ma main, un vieux couteau rouillé, tordu, qui me promet une mort plus rapide, à condition que je parvienne à me trancher net la carotide.

Je regarde le couteau rouillé ; les tuiles rongées d'acide ; et à l'heure où l'acide m'atteint presque, j'ignore encore quelle mort choisir...