jeudi 28 novembre 2019

Marée haute

C'est la plage, c'est l'été.

La mer est d'un bleu profond toujours mouvant du paon au barbeau, enserrant une plage très étroite au sable d'un jaune clair contre des dunes couvertes d'oyat coupant, si hautes et abruptes que seul un sportif aux cuisses d'acier pourrait les grimper en moins de dix minutes sans les raides escaliers prévus pour les vacanciers.

Les femmes se cuisent la peau telles des briques voluptueuses au soleil ; les hommes se saoulent à la bière en écoutant radio plage, les enfants font de savants châteaux de sable ou sautent dans les vaguelettes frangées d'écume jaunâtre et mousseuse en riant allègrement. Une banale journée d'été.

Et puis, un cri : la marée monte à une heure imprévue. Un hurlement suit : surprise, une femme n'a pas eu le temps de récupérer ses affaires avant de se faire tremper. Elle râle. Des parents appellent leurs enfants et préviennent les vieux d'à côté qui ne réagissent pas encore. Trop tard, la marée monte tellement vite qu'ils se font engloutir sans plus attendre ; et puis soudain les gens réalisent qu'il reste moins de dix mètres de plage et des escaliers aussi raides que des échelles.

J'ai eu la chance d'être déjà en train de monter les escaliers au moment du premier cri, rebutée par toute cette foule se prélassant sur la plage. Voyant cette foule submergée par la panique, fuyant devant ces flots soudain, je me précipite en haut des escaliers et dégage le passage, longeant les barrières qui surplombent la plage, ou ce qu'il en reste.

En bas, c'est l'horreur absolue des bousculades frénétiques, la marée humaine fuyant la marée aqueuse, l'amertume des embruns se mêlant à celle des gouttes de sang des gens piétinés. Les escaliers se retrouvent plus bouchés et bouchonnés que l'entrée d'une rame de métro parisienne en heure de pointe : les personnes parvenant à grimper les marches se font éjecter sur le côté par celles qui les suivent, plus rapides, et je vois des vieillards, des adultes, des enfants, dévaler la pente raide et bosselée des murs de pierres, laissant ici et là de nouvelles traînées de sang, ponctuées des craquements des os brisés. Les corps se font engloutir par la foule, la foule est sur le point de se faire engloutir par la montée des eaux.

Dix mètres, huit mètres, six, cinq... Quelques personnes parviennent enfin en haut, et certaines reprennent assez leurs esprits pour tirer les suivantes par les bras, les cheveux, peu importe, mais pour les sortir de là. L'entraide qui vient après avoir assuré son salut personnel, l'instinct de survie enfin comblé laissant la place à l'humanité. Des enfants aux côtes brisées passés de main en main jusqu'au sommet, sous les supplications de leurs parents.

Quatre mètres, trois, deux...

La vague gigantesque vient buter brutalement contre les murs, inondant les rescapés que nous sommes et broyant les autres. Par réflexe, j'ai empoigné la barrière et m'y accroche désespérément, accroupie, le souffle coupé, les yeux fermés brûlants sous la morsure de l'eau salée mêlée de sable. Mes voisins se font emporter, je crois. J'ai à peine le temps d'entendre les ultimes cris que l'eau noie tout.

Quand cesse enfin le vacarme, alors qu'à bout de souffle j'étais sur le point d'inspirer l'eau, la mer se retire. Calmement, comme si de rien n'était, il ne reste que des ruissellements d'eau salée, et je contemple la bande de sable au pied du mur, aussi effarée de cette fin soudaine que la dizaine de rescapés qui m'entoure...