mardi 28 avril 2020

La princesse mercenaire (4)


Lorsqu'elle se réveilla enfin, la gorge et les bronches douloureuses de la fumée, couverte de suie et brûlée en plusieurs endroits, elle examina son environnement, refusant de laisser la nuit passée se rappeler à son esprit.

La chambre d'amis de l'Archiviste était réservée généralement aux hôtes appréciés ou d'une certaine qualité, aussi était-elle très propre et agréablement décorée de quelques peintures. Des murs clairs, un lit aux draps soigneusement tirés, une fenêtre donnant sur le petit jardin d'agrément derrière la maison, derrière un rideau fin permettant de préserver l'intimité. Un bureau admirablement sculpté, et dessus du parchemin, un encrier, enfin tout le matériel nécessaire pour écrire et dessiner.

La maison était anormalement silencieuse. Quelle heure était-il ? À en juger par la lumière, le jour était levé depuis un moment. Tout doucement, la jeune fille se releva, puis sortit de sa chambre à pas précautionneux. Elle n'avait étonnamment laissé que peu de traces de pas. Elle retourna à la cuisine.

C'était heureux que l'Archiviste l'ait déjà invitée à venir dîner dans sa demeure, et qu'elle ait aidé au repas, car elle savait à peu près où était rangé ce qu'elle cherchait. Elle but à nouveau de l'eau de la cruche, dévora un morceau de pain et de charcuterie, et s'étonna enfin du silence tandis qu'elle nettoyait les miettes. Elle explora la maison, et découvrit qu'elle y était seule. Sans doute l'Archiviste et tout le village s'étaient-ils réunis pour... non, elle refusait d'y penser. Pourtant, il le fallait bien. Gacrow avait dû repartir, pouvait-elle sortir de la maison et chercher les villageois ? Lilette aurait besoin d'elle c'était sûr, et de plus il ne devait y avoir qu'un seul corps dans les ruines de la maison, donc ils se demanderaient sûrement où elle se trouvait. Mais une maison pouvait brûler si fort - elle se souvenait de l'incendie d'une étable quelques années auparavant, même les os des animaux qui n'avaient pu s'échapper étaient réduits à l'état d'esquilles... Alors une maison... Mais, si elle faisait connaître au village qu'elle avait survécu, Gacrow tenterait sûrement de la tuer à nouveau en revenant, non ? Mais, les villageois la protégerait de lui, il lui fallait à tout prix écrire son témoignage. Mais... Les villageois pourraient-ils vraiment la protéger d'un homme tel que lui ?

Rassemblant ses pensées, elle fit le point. Elle était la Princesse Héritière du Royaume des Branches Vertes. Elle avait survécu à deux tentatives d'assassinat - à sa naissance et la veille, à l'âge de treize ans. Le seul ennemi qu'elle se connaissait était ce Gacrow, anciennement garde au château, mais en réalité un assassin, et son mystérieux Maître.

Que devait-elle faire à présent ? Non, que voulait-elle faire ? D'abord, faire payer à Gacrow. Et ensuite ? ... Proclamer son identité réelle et reprendre son trône ? Ce Maître inconnu risquait de lui envoyer d'autres assassins, non ? Et elle était trop jeune pour régner, de toute façon, sans compter un château incendié et en ruine, mais sa mère - sa mère adoptive, rectifia-t-elle aussitôt - l'avait pourtant protégée et élevée dans cet espoir...

Elle prit sa décision. D'abord, survivre, et pour cela laisser croire à tous qu'elle était morte. Ensuite apprendre le combat, au corps à corps, à l'épée, à l'arc, peu importait. Gagner de l'argent au passage si cela était possible. Puis tuer Gacrow et annoncer sa véritable identité. La jeune fille se souvint de ce mercenaire fatigué qui était passé trois jours plus tôt au village, en route vers le lointain camp d'hiver d'une compagnie réputée pour y devenir enseignant. En "empruntant" le cheval le plus rapide du village, peut-être pourrait-elle le rattraper et lui demander si elle pouvait l'accompagner. Elle qui était avide de connaissances, elle avait bien retenu ses leçons de géographie et savait à peu près où se situait le camp d'hiver de la Compagnie des Éclairs et combien de temps faire la route lui prendrait... théoriquement.

La jeune fille alla rapidement se nettoyer dans la confortable salle d'eau de la maison, grimaçant lorsqu'elle savonna et rinça les endroits sensibles - elle ne toucha pas l'entrejambe - puis fouilla le bureau personnel de l'Archiviste jusqu'à trouver la Plume de Vérité. Elle savait comment l'utiliser, il le lui avait expliqué. Elle respira lentement à plusieurs reprises, puis entama le petit rituel très simple nécessaire pour que l'enchantement se mette en route. Se détachant autant qu'elle le pouvait de ses émotions, elle entreprit d'écrire son Témoignage, ne pouvant s'empêcher malgré tout de pleurer sur la fin. Enfin, elle sabla le parchemin pour sécher l'encre, puis le cacha discrètement sous un autre parchemin vierge, par précaution, ne laissant dépasser qu'un petit coin. Elle laissa cependant la Plume en évidence.

Vite, le jour avançait, l'Archiviste ou sa sœur risquaient de revenir à tout instant... Elle voulait que personne ne la voit, seul le vieil homme saurait qu'elle était en vie et uniquement par le biais du Témoignage. Elle retourna dans la chambre d'amis, pris le sac que sa mère - non, mère adoptive - avait caché dans le cellier désormais détruit et examina son contenu. Nourritures de longue conservation, chaussures, couteau, vêtements de rechange et monnaie... La jeune fille fila à la cuisine, ajouta à son sac quelques provisions supplémentaires avant de trouver la chambre de la sœur du vieil homme et de lui emprunter un vêtement. Trop grand, tant pis, ça valait mieux que ces haillons déchirés et brûlés qu'elle portait. Elle alla jeter ceux-ci dans le tas de compost, au potager, s'assura rapidement qu'elle laissait le moins de traces possibles de son passage dans la maison puis se dirigea vers une cachette secrète qu'elle connaissait pas très loin. Jamais elle n'aurait cru que ses jeux d'enfants lui servirait ainsi ! Elle se terra là tout le jour, ne cessant de se demander, à demi somnolente, si elle prenait la bonne décision. Tout lui semblait si irréel... Mais l'odeur de brûlé qui flottait encore dans l'air et les marques sur sa peau se rappelaient sans cesse à elle et les larmes menaçaient de se transformer en sanglots.

La nuit venue, elle se rendit discrètement à l'écurie où se trouvait le cheval qu'elle avait choisi. Elle savait heureusement monter à cheval, sa mère, non, sa mère adoptive, s'en était assurée. Maintenant qu'elle y pensait, celle-ci avait tenu à ce que la jeune fille apprenne beaucoup de choses que peu de petites villageoises apprenaient, profitant de sa soif de savoir, tout en lui rappelant régulièrement de ne pas trop en faire étalage.

Elle prépara le cheval, lui caressant régulièrement les naseaux pour éviter qu'il fasse du bruit, attacha son sac en bonne place puis le sortit doucement de l'écurie, en surveillant les alentours. Il ne manquerait plus qu'on la voit voler un bien si précieux ! Elle enfourcha son cheval, grimaçant lorsque son entrejambe toucha la selle. Elle avait presque oublié... Puis elle mena sa monture au pas, sinuant entre les maisons, passant d'une zone d'ombre à une autre - heureusement que c'était la nouvelle lune, cette nuit, et qu'elle connaissait par cœur son village.

Elle en sortit enfin et passa au trot dès qu'elle fut assez loin sous les arbres, prenant le même chemin que le mercenaire qu'elle espérait rattraper.

vendredi 24 avril 2020

Asiar (1)

Le palefrenier fit passer la princesse pour sa petite nièce, Siaraline devenant Liline, muette et docile depuis la mort tragique de ses parents. Un bon mensonge, disait-il, doit comporter une grande part de vérité afin d'être le plus crédible et le plus simple à maintenir dans le temps. Cela permettait également à la princesse de ne pas se trahir par un langage et une attitude supérieurs à sa nouvelle condition. Émus par cette histoire, les gens n'en demandaient pas plus et venaient en aide de bon cœur au vieil homme et à la petite fille, d'autant plus qu'ils ne demandaient presque rien : juste un endroit où passer la nuit, un peu de nourriture…

Le plan du vieil homme était d'amener la princesse aussi discrètement que possible jusqu'au palais de Siarest. Il avait beau n'être qu'un palefrenier, il se doutait bien que de simples voleurs n'auraient jamais été aussi nombreux, et tous avec des armes et armures de même et bonne facture. Une fois au palais, il trouverait bien le moyen d'amener la princesse à une audience avec le Roi de Siarest. Dans la famille de son fiancé, elle serait certainement en sécurité. Il ne pensait pas que cette famille puisse être à l'origine du massacre, il inclinait plutôt pour un des pays voisins les plus agressifs.

À pied, le voyage vers la capitale de Siarest prit plusieurs semaines pendant lesquelles la princesse apprit petit à petit à se comporter comme une fille du peuple. Elle apprenait vite et semblait avoir peu ou prou oublié la tragédie qu'elle avait vécu : conscient de la fragilité de son état mental, le palefrenier évitait au maximum de parler du passé afin de ne pas la bousculer. Enfin, ils parvinrent à la capitale, puis au palais royal. Le palefrenier possédait quelques contacts, des serviteurs qui avaient accompagnés des années auparavant le Roi de Siarest jusqu'en Asiest pour négocier les fiançailles. Il amena la jeune princesse avec lui jusque dans le palais, puis la laissa dans les Jardins Royaux, librement accessibles aux visiteurs, tandis qu'il tentait d'obtenir une audience privée.

La princesse, curieuse, se promena et admira des plantes qui lui étaient inconnues. Soigneusement entretenues, des allées pavées sinuaient entre des parterres de feuillages panachés et de fleurs vivement colorées : c'était un régal pour les yeux. La fillette oublia tout et se perdit dans la contemplation de toute cette beauté, découvrant de nouveaux tableaux à chaque nouveau parterre. Enfin elle parvint à un carré de pelouse entourée de haies d'herbes hautes et de quelques arbres. L'endroit était simple, chaleureux et intime, avec une petite table et ses bancs de pierre sculptés. Un garçon du même âge qu'elle se tenait, boudeur, sur un banc. Ses cheveux noirs touffus se dressaient en bataille sur sa tête, et ses joues posées sur ses mains se gonflaient d'indignation. À ses vêtements, la princesse devina qu'il était de noble naissance. Avec la candeur de l'enfance, Siaraline s'approcha de lui et lui demanda pourquoi il était de si méchante humeur.

Le jeune noble se redressa en sursaut et la toisa du regard, observant les habits populaires et crasseux dont elle était vêtue. La princesse rougit : elle avait oublié d'agir en rustaude et parlé de son ton de princesse ! Le petit noble se décida enfin à parler :

— Et qui es-tu, toi, pour m'adresser ainsi la parole, et avec un tel accoutrement ? Tes manières ne s'accordent pas à ton apparence.

Contrite, Liline baissa la tête.

— Alors ! l'apostropha-t-il. Oh et puis zut ! poursuivit-il d'un ton plus normal. On s'en fiche de qui tu es, j'en ai assez d'être tout seul, le Grand Vizir refuse toujours que je joue avec les autres enfants... "Mon Prince, songez à votre statut, vous ne pouvez vous commettre avec des enfants d'un statut trop inférieur !" et puis encore "Votre Altesse, considérez votre rang, ignorez ces va-nu-pieds et allez plutôt discuter avec tel ou tel fils de noble !"

Le prince de Siarest, puisque c'était lui, poussa un grognement bien peu royal.

— Je ne sais pas ce que tu fais ici, puisque les filles comme toi sont normalement reléguées aux cuisines ou je ne sais où, bien que les Jardins Royaux soient sensés être accessibles à tout le personnel du palais par ordre de mon père le Roi. Mais puisque tu es ici, poursuivit-il d'un ton soudain timide, veux-tu bien parler et peut-être aussi jouer avec moi ?

La princesse fut stupéfaite. Ainsi donc c'était lui le garçon qu'elle devait épouser un jour ? Quel étrange petit prince ! Se rappelant son rôle de petite-nièce de palefrenier, elle ne pouvait refuser la requête du prince et de plus, elle était curieuse d'apprendre à connaître son promis. Elle rit intérieurement de la tête qu'il ferait lorsqu'il découvrirait que cette fillette aux manières plus nobles que son apparence était sa promise.

— Oui, Votre Altesse, répondit Liline en se fendant d'une révérence délibérément maladroite.
Le sourire du petit prince fut si lumineux qu'il en éblouit la fillette.


Ensemble, les deux enfants jouèrent durant des heures et devinrent les meilleurs amis du monde. Jamais le prince ne s'était autant amusé avec quelqu'un de son âge, fille ou pas, et la princesse n'avait pas ri depuis des semaines : elle se sentait revivre. Elle pensait qu'elle pourrait vivre heureuse ici avec le prince, quand soudain le son lugubre d'une corne de brume se fit entendre. Le prince se figea, une main en l'air, et son sourire radieux fit place à un air apeuré.

— Que se passe-t-il ? demanda Liline.

La main du prince retomba.

— Quelqu'un est mort, dit-il d'une voix blanche. Quelqu'un de haut placé.
Liline s'avança et serra les mains du prince entre les siennes. Ensemble, ils attendirent

Ce fut le Grand Vizir en personne qui s'avança à la rencontre des enfants. Il grimaça légèrement lorsqu'il découvrit la fillette et elle-même le détesta au premier regard. Solennel, il s'arrêta devant le prince, s'agenouilla et annonça :

— Votre Altesse, le Roi votre père est mort aujourd'hui d'une chute de sa monture, durant la chasse. Permettez-moi de vous jurer allégeance.

— Je... Je reçois votre allégeance, bégaya le garçon, levant une main.

— Votre Altesse... vous êtes encore mineur. Il vous faut un Régent pour gérer les Royaumes de Siarest et d'Asiest en attendant que vous atteigniez l'âge adulte et soyez couronné Roi. Me permettez-vous d'être votre Régent ?

Le garçon hésita. Il n'aimait pas trop le Grand Vizir, mais il le savait au courant des affaires du Royaume, c'était son travail après tout. Sa mère la Reine était décédée à peine quelques mois plus tôt, en tentant de donner une fois de plus le jour à un nouvel enfant royal, sinon il l'aurait choisie, elle, plus que quiconque d'autre. Il regarda sa nouvelle amie, et celle-ci lui pressa la main, ne pouvant guère intervenir dans son choix.

— D'accord, décida le prince. Je vous choisis comme mon Régent.

— Bien ! fit le Vizir, immensément satisfait. Allons officialiser cela de suite, et ensuite nous pourrons procéder aux funérailles conformément à la coutume.

Le Vizir fit signe à un serviteur discret d'emmener le prince. Celui-ci allait le suivre, entraînant Liline avec lui, lorsque le Grand Vizir les arrêta et les sépara. Le prince protesta, mais le Grand Vizir n'en tint aucunement compte.

— Mais elle est mon amie ! s'exclama le prince. Si ce sont ses vêtements qui vous gênent, faites-la vêtir convenablement, mais elle vient avec moi ! Je veux qu'elle vienne avec moi, non, je l'ordonne, elle est ma seule amie et j'ai besoin d'elle !

— Pardonnez-moi, Votre Altesse, bien que je vous ai juré allégeance, en tant que votre Régent mon autorité surpasse pour le moment la vôtre. Cette gamine va retourner d'où elle vient, et je m'assurerais que vous aurez l'escorte qui convient à votre rang. Allez-y, ajouta-t-il à l'intention du serviteur qui entraîna le garçon avec lui, trop accablé de la décision de son Régent pour résister plus longtemps.

Siaraline ne put garder le silence en voyant le regard suppliant du prince et joignit ses mains en une prière :

— Votre Grâce, je vous en prie... Considérez l'immense perte du prince, tout royal qu'il soit il n'en a pas moins besoin du réconfort que je puis lui apporter... Au moins jusqu'à ce que l'escorte que vous lui choisirez soit prête, je vous en conjure laissez-moi rester auprès de lui !

Le Grand Vizir la regarda d'un œil nouveau.

— Tu parles bien, gamine, fit-il d'un ton étrange. En sus de cela tu es plus mignonne et soignée qu'il n'y paraît au premier abord. Sans doute es-tu la quelconque bâtarde d'un noblaillon qui possède assez d'amour-propre pour te donner un semblant d'éducation mais ne se soucie guère de ta vêture. Sans doute t'a-t-il ordonné d'approcher le prince dans l'espoir de se rapprocher lui-même du trône... Peu importe de qui il s'agit, à vrai dire, je vais t'utiliser à mon tour pour lui donner une leçon que ni lui ni toi n'oublierez jamais. Viens par ici, ajouta-t-il en lui empoignant le bras.

Par réflexe, Liline tira dans l'autre sens, mais le Grand Vizir était un homme adulte et puissant et n'eut aucun mal à l'amener avec lui à travers les Jardins Royaux jusqu'à une petite bâtisse cachée derrière une touffe de bambous. Il ouvrit la porte d'un coup de pied et Siaraline eut le temps d'apercevoir une pelle et des cisailles avant que le Grand Vizir ne la jette en travers. Elle eut le souffle coupé en atterrissant sur un manche en bois dur, et crut s'être cassée une côte. Elle se releva tant bien que mal, ses yeux s'accommodant de la faible lueur d'une lucarne. Elle entendit un petit sifflement et se retourna : le Grand Vizir venait de tirer de la ceinture un fouet à lanières. Celui-ci était sensé être décoratif, symbole de sa fonction, mais l'on voyait à son état qu'il avait déjà servi.
Les yeux du Grand Vizir semblèrent briller dans l'obscurité, lorsque son bras se leva et s'abattit brutalement...On jeta une forme ensanglantée par une poterne brièvement ouverte. La fillette, le dos lacéré de multiples coups de fouet, eut à peine la force de lever les bras pour empêcher son visage de cogner contre les pavés. Brisée de douleur, elle s'évanouit à nouveau.

Lorsqu'elle reprit conscience, couchée sur le ventre, au travers d'une brume de souffrance, elle entendit la voix du vieux palefrenier qui remerciait quelqu'un. Une voix de femme répondit avec douceur, et une fraîcheur bienfaisante baigna soudain le dos meurtri de la fillette. On lui lava et sécha le dos avec une grande délicatesse, avant de passer une crème apaisante. La fillette s'endormit.
Des jours plus tard, le vieux palefrenier et la fillette quittèrent la capitale.

lundi 20 avril 2020

La princesse mercenaire (3)


Dans sa course éperdue, la jeune fille s'aperçut qu'elle avait machinalement ré-enroulé le parchemin. Elle ouvrit la porte de sa maison à toute volée, en appelant sa mère ; elle l'entendit répondre de la cuisine. Elle se précipita vers la voix tant aimée, et faillit faire tomber la petite femme replète qui s'essuyait les mains dans son tablier.

— Qu'y a-t-il, ma chérie, que tu sois si pressée ? Oooh, ta chemise, mais que...

— C'est... c'est Gacrow ! bégaya la jeune fille, interrompant sa mère et lui montrant le Rouleau Scellé. Il est revenu, il lisait ça aux Archives et... !

Sa mère fronça les sourcils, tendit la main vers le Rouleau et le reconnut. Elle inspira sous l'effet de la surprise :

— Gacrow, dis-tu ? Mais il est parti pour sa tournée d'automne...

— C'est lui qui a déchiré ma chemise ! Il a parlé d'une marque sur mon épaule !

La femme entoura soudain la jeune fille de ses bras et la serra fortement contre elle. Elle lui murmura à l'oreille :

— Va dans le cellier, prend le sac qui se trouve sous la planche descellée sous le sac de farine, tu fileras ensuite par la trappe du fond droit chez l'Archiviste.

— Maman ?

— Va, ma fille, va, fais vite, il y va de ta vie ! Oh, ce Gacrow, mais pourquoi ai-je... Quelle idiote, mais quelle idiote j'ai été toutes ces années ! s'écria la femme en allant son chercher son couteau de cuisine le plus acéré et se postant à la porte.

Abasourdie, la jeune fille allait franchir la porte du cellier lorsqu'elle entendit le cri de sa mère. Tournant la tête, elle vit Gacrow enfoncer un couteau dans le ventre de sa mère et remonter sous les côtes. Le sang gicla sur sa chemise lorsqu'il le retira et il jura avant de s'exclamer :

— J'ai perdu la main, depuis le temps que je joue au bon mari !

La jeune fille vit sa mère s'écrouler au ralenti, la vision floue, et s'avança vers elle. Gacrow l'intercepta :

— Toi, petite garce, je vais te faire payer les coups que tu m'as infligé !

Il lança la main vers l'arrière de sa tête et attrapa une pleine poignée de cheveux blonds ; il la tira vers lui et elle cria de douleur avant d'en recevoir un autre dans le ventre et d'être mise à genoux. Elle tendit la main vers sa mère agonisante et reçut un coup de poing en plein visage ; étourdie, elle tomba à terre, aux côtés de sa mère. Celle-ci avait porté les mains à sa blessure, et le sang coulait à travers les doigts. Aucun son ne sortit de sa bouche lorsqu'elle tenta de murmurer, ou peut-être la jeune fille n'avait-elle plus la force d'entendre...

Lorsque l'homme lui écarta les jambes, arracha ses vêtements et la viola, elle ne réagit pas. Elle regardait sa mère dans les yeux, ignorant le déchirement douloureux entre ses cuisses, les ahans de l'homme, curieusement détachée, attendant simplement que ça se termine.

Les coups de hanches s'accélérèrent soudain, et la jeune fille se raccrocha instinctivement aux carreaux grossier du sol, mais ses doigts gourds peinaient à remuer. Enfin l'homme s'immobilisa, frémissant, exhalant un long soupir. Il s'affala un instant sur elle, puis se releva et se retira de son corps.

— Bon, voilà qui est mieux, dit-il. J'aurais préféré ta vraie mère, c'est sûr, elle au moins était mûre, et à vrai dire ta mère adoptive possède quelques compétences intéressantes elle aussi. Enfin, possédait, devrais-je dire, ricana-t-il. Enfin j'ai achevé la mission d'éliminer la lignée royale de ce royaume des arbres que mon Maître m'a confiée depuis tant d'années ! Il sera content et me reprendra peut-être auprès de lui.

Il rajusta sa ceinture et s'intéressa au foyer dans lequel se trouvaient quelques braises ardentes. Sifflotant, il prit un bâton et fourragea dans les braises de façon à en répandre un peu partout sur le sol, puis enflamma une branche et la passa sur tout ce qui pouvait prendre feu dans la cuisine : la table de bois, la porte du cellier, divers outils de cuisine en bois, un petit sac de farine... Bientôt la fumée dégagée le fit tousser et il entrouvrit la fenêtre, attisant les flammes tout en respirant un peu d'air frais.

— Bon, il est temps que je reparte faire ma tournée d'automne... Je ne reviendrais que pour pleurer le tragique incendie qui m'a fait perdre ma tendre épouse et mes filles chéries en mon absence ! J'imagine que la cadette dors là-haut, vu l'heure qu'il est. Toujours un sommeil de plomb, cette petite, c'est incroyable.

Il s'en alla, non sans donner un dernier coup de pied à la femme agonisante.

Dès qu'il fut partit, la jeune fille tenta de rassembler ses pensées. Tâche impossible, mais il le fallait... Les flammes... Le Rouleau... Où était-il ? Déjà parti en fumée ?

— Maman...

— Ma fille... murmura douloureusement la femme.

— Non, ne parle pas, je t'en prie, je t'en prie, laisse-moi t'aider...

— Chut ! ma fille, écoute ! Fais ce que je t'ai dit, prends le sac, va chez l'Archiviste et raconte-lui tout, écris ton témoignage avec la Plume de Vérité. Lilette est chez sa meilleure amie, qu'elle y reste, je le veux. Et Lisanna, Kissandre, sache que je t'aime comme si je t'avais donné naissance ! Va, maintenant, avant de brûler vive ! Ne laisse pas cet homme gagner...

La femme trouva la force de lever la main et de caresser la joue de la jeune fille, puis mourut.


Morte. De l'intérieur. Plus d'émotions, rien que le vide, la mort. Maman. Ses dernières volontés. La jeune fille se releva, toussa dans la fumée, se remit à quatre pattes et crapahuta jusqu'au cellier. Le Rouleau Scellé est là, tombé à terre. Vite, plus vite. Les flammes. Elle trouva le sac et y mit machinalement le Rouleau, ressortit, tenta de tirer le cadavre par les pieds pour le sortir de là. Trop lourd. Tant pis. Son collier, que son premier époux lui offert à leur mariage, elle devait le prendre à son cou. Pour Lilette, sa petite sœur. Non. La petite sœur de l'enfant morte à sa place et dont on lui avait donné le nom et la vie. Quel concept inepte que la vie... Mais une autre était morte à sa place pour qu'elle puisse vivre, alors elle allait vivre, elle devait vivre et elle ferait payer à ce sale type tout le mal, toute la souffrance qu'il avait infligée en riant. Le collier, le sac, le Rouleau, les flammes, il faut partir. De l'autre côté. S'il est là à guetter, des fois qu'elle sorte... Il est sûrement trop arrogant pour le croire, mais on ne sait jamais, même s'il "a perdu la main". La porte de derrière... De l'air frais ! La vie, la vie, la souffrance mais aussi la vie. Maman va brûler. Lilette ne pourra pleurer que sur des cendres... Chez l'Archiviste.

Elle ne se souvint jamais du trajet, mais parvint jusque chez l'Archiviste sans que personne ne l'aperçoive. Les villageois étaient tous occupés à éteindre l'incendie et elle avait pris un chemin détourné. Ni l'Archiviste ni la plus jeune de ses sœurs, qui vivait avec lui et prenait soin du ménage, n'étaient présents dans leur demeure. La jeune fille entra quand même, passant par la porte de derrière, et alla boire de longues gorgées d'eau avant de se rendre jusqu'à la chambre d'amis et de s'écrouler sur le lit.

samedi 18 avril 2020

À ma fille

Puissé-je protéger ton sourire
Comme on n'a pu protéger le mien
Puissé-je préserver ta lumière
Comme la mienne s'est ternie

Puisses-tu vivre heureuse !


Moi, à l'âge de ma fille lors de l'écriture de cette pensée.