mercredi 15 mars 2023

Asiar (5)

 Après deux semaines de voyage, la troupe de rebelle atteignit la Grande Forêt. Il s'agissait d'une forêt ancienne qui s'étendait sur près du tiers de l'ancien royaume d'Asiar ; il n'était donc pas étonnant que les rebelles y aient établi leur campement principal. Plusieurs rivières traversaient cette forêt giboyeuse, les cartes ne répertoriaient que trois grandes routes, et les rebelles prenaient soin de les éviter et se contentaient de pistes forestières ou animales. Au fil des années, ils en étaient venus à toutes les connaître et avaient tracés leurs propres cartes.

Siara avait personnellement bandés les yeux du Prince dès que l'orée de la Grande Forêt fut visible au loin. Il ne fallait pas que Son Altesse Royale puisse reconnaître le chemin emprunté, par sécurité pour le camp rebelle.

Le Prince Mol avait donc les yeux bandés, et il détestait cela.

— Mais si je ne vois rien, je vais me prendre une branche et tomber ! se plaignait-il.

— Votre Altesse, rétorquait Siara, je doute qu'une branche ose ne serait-ce que frôler votre royale caboche ! Ne vous inquiétez donc pas, vous êtes de toute façon bien trop agrippé à la crinière de votre monture pour tomber.

À ces mots, le Prince lâchait les crins par fierté, avant de les attraper de nouveau par crainte. Oui, il détestait vraiment avoir les yeux bandés, et aussi cette jolie femme qui le narguait !

La lumière se faisait de plus en plus rare derrière son bandeau. Ce n'était pas seulement les frondaisons qu'il entendait s'agiter dans le vent léger qui se faisaient plus épaisses au fur et à mesure que la troupe avançait ; il comprit que la nuit tombait.

Enfin, la troupe s'arrêta. 

Le Prince sentit des mains fines mais robustes se glisser dans ses cheveux ébouriffés et dénouer le bandeau. Au même moment le feu lança quelques vives flammes et le Prince referma ses yeux, ébloui. Il jura bien peu princièrement et entendit Siara s'esclaffer.

— Venez, mon Prince, l'appela-t-elle, et prenez ce seau. J'ai besoin de vous pour aller de l'eau au ruisseau.

Maugréant dans sa barbe, le Prince prit le seau que Siara lui tendait et la suivit jusqu'à l'eau. Elle aussi avait un de ces seaux étranges que semblaient posséder ces rebelles : c'était plutôt une sorte de poche de cuir imperméabilisé dont on renforçait les parois à l'aide d'un système astucieux de lattes se bloquant les unes dans les autres. Lorsqu'on n'en avait plus besoin, on débloquait les lattes et il n'y avait plus qu'à replier l'ensemble ; le tout prenait alors peu de place. Un système fort astucieux lors d'un long déplacement.

Ils se penchèrent ensemble vers le faible courant d'eau et remplirent leurs seaux, puis retournèrent au camp. Le Prince s'arrangea pour rester en retrait ; ayant remarqué que Siara avait baillé à plusieurs reprises, il la pensa fatiguée et moins attentive qu'à l'ordinaire. Peut-être aussi s'était-elle détendue suite à son apparente docilité, puisqu'il s'était tenu tranquille depuis l'épisode du bain. Il allait lui montrer qu'elle avait eu tort ! Le Prince projeta sans crier gare son seau vers Siara, la trempant des pieds à la tête d'une eau glaciale, puis détala à toutes jambes dans ce qu'il espérait être la direction de l'orée.

Siara se figea sous le choc, puis se retourna en jurant. Jetant son seau à terre, elle suivit la piste du Prince, hurlant à ses camarades que leur prisonnier s'enfuyait.

Le Prince plus-si-mol-que-ça courait plutôt vite. Manifestement il s'était remis de son sevrage ; Siara avait pu constater lors du bain que le jeune homme avait un corps musclé, témoin d'un entraînement physique que son attitude de noble lâche et drogué ne laissait pourtant pas présager. Il détalait même comme un lapin, parvenant à éviter les souches malgré la chiche lumière traversant les frondaisons. (- Il doit avoir une bonne vue... Mais qu'il est bruyant ! Je peux le suivre rien qu'en l'écoutant. Il va faire fuir tout le gibier à la ronde...) songea Siara, fière de son habileté à courir — presque — silencieusement malgré le terrain couvert de feuilles mortes et de petites branches. Elle s'immobilisa soudain : tout son avait disparu. Le Prince se cachait : où ?

Siara ouvrit tous ses sens. Le vent léger sur sa peau lui apportait les odeurs de la forêt ; la forêt s'assombrissait et elle distinguait de moins en bien les alentours ; aucun son à part les feuilles des arbres et quelques oiseaux au loin.

Une grande main se plaqua sur sa bouche et Siara hurla... puis mordit. Le Prince étouffa un juron et lui tordit un bras dans le dos, pressant son autre bras contre son cou, la menaçant de l'étrangler. Il secoua sa main blessée.

— Tu es vraiment une louve sauvage, toi ! murmura-t-il dans son oreille.

Son souffle chaud et léger fit frémir Siara. Il avait besoin de se brosser les dents... Elle sentait le cœur du jeune homme palpiter à l'unisson du sien, contre son dos.

— C'est la dernière fois que je te fais cette proposition, Siara, poursuivit-il. Tu es non seulement jolie, mais particulièrement habile avec une arme, comme j'ai pu le constater ; sans compter ton caractère fort. J'ai besoin d'une personne telle que toi à mes côtés... Mais pourquoi pouffes-tu, à la fin ? s'énerva-t-il.

Siara éclata de rire : en fait, le souffle du Prince lui chatouillait l'oreille, ce qu'elle lui expliqua tout en continuant à s'esclaffer. Désarçonné par sa réaction, le jeune homme relâcha brièvement sa prise. Siara n'attendait que cet instant pour se dégager ; d'un habile mouvement de jambes et d'une torsion du corps, elle fit tomber son Altesse Royale sur le sol, espérant vaguement qu'il ne s'abîme pas une côte sur une branche morte, et le maintint dans cette position tout en appelant ses camarades. Elle espérait ne pas s'être trop éloignée du campement, car ce serait plus difficile de ramener seule un prisonnier récalcitrant plutôt qu'avec l'aide d'au moins une autre personne.

Siara tendit l'oreille, puis infligea une secousse au Prince qui maugréait. Enfin, elle entendit ses camarades répondre, et cria en retour afin de les guider vers elle.
Ce fut le chef en personne, torche en main, qui les trouva, et aida Siara à ramener le royal prisonnier, les mains liées fortement dans le dos et tout penaud d'avoir encore échoué à fuir.

Le repas fut silencieux. Au moment du coucher, Siara s'assura personnellement que les chevilles du Prince étaient liées aussi solidement que ses poignets, puis s'assit près de li et le regarda dans les yeux.

— Votre Altesse, pourquoi continuer vos tentatives ? Vous vous ne vous dirigiez même pas dans la bonne direction pour sortir des bois ! Sauriez-vous seulement survivre seul, sans arme, sans vivres ?

Les yeux du Prince regardèrent un moment dans le vague.

— Siara... Vous n'avez pas tort, il est certain que je passerais des moments particulièrement inconfortables. Mais je ne suis pas non plus totalement sans ressources, je connais quand même quelques petites choses. Même si, le temps passant, je suis devenu de plus en plus oisif, le Grand Vizir estimant qu'il était de mon devoir de tenir la Cour...

Siara grimaça.

— Siara, je dois rentrer chez moi. Je suis l'Héritier, ma place est au palais. Je suis appelé à régner un jour, dès que le Grand Vizir m'en estimera capable ! J'ignore ce que vous autres, rebelles, voulez faire de moi, mais sachez que le Grand Vizir ne vous laissera pas vous en tirer !

La jeune femme réfléchit un instant.

— Votre père était plus jeune que vous lorsqu'il est monté sur le trône. Croyez-vous vraiment que le Grand Vizir vous laissera jamais prendre sa place ?

Le Prince resta silencieux. Siara reprit d'une voix plus douce :

— Dormez, Votre Altesse. Vous en aurez besoin...