mercredi 20 septembre 2023

Il suffit d'un homme... (2)

II

J’avais peut-être treize ans. Je persistais à m’habiller comme un garçon, car braies et tuniques courtes étaient tellement plus pratiques pour grimper aux arbres, ramper dans les buissons, et se chamailler avec les autres enfants. J’avais refusé de voir les signes avant-coureurs de l’adolescence. Les filles de mon âge cessèrent petit à petit de vêtir leurs poupées de jolies robes pour s’orner les cheveux de fleurs aux couleurs vives. Elles se tenaient par les bras et se murmuraient des choses au creux de l’oreille. Elles rectifiaient sans cesse le plissé de leurs jupes et remettaient en place une boucle de cheveux. Elles rougissaient face aux garçons qui leur faisaient des compliments. Elles pouffaient.

Et elles me regardaient d’un air méprisant.

Pour le coup, je me mis à les regarder de travers, et j’avoue avoir parfois pris un malin plaisir à les éclabousser « par mégarde » si je marchais dans une flaque de boue. Elles chuchotaient de plus belle lorsque je passais devant elles, vêtue d’un pantalon retroussé sur les chevilles, brindilles dans les cheveux et traînée de terre sur la joue, puis elles se taisaient brusquement en laissant une petite moue de dérision jouer sur leurs lèvres.

J’ignorais sciemment tout cela, me sentant supérieure à toutes ces poules de basse-cour cherchant à attirer les jeunes coqs par leurs yeux mouillés et leurs attitudes presque langoureuses. Les adultes observaient tout cela en souriant, bien sûr, et ne me firent aucune remarque sur ma tenue et mon comportement.

Mes amies, sur l’injonction de leur famille – quel prétexte ! — furent contaminées à leur tour et mirent des robes et une fleur à la boutonnière. Cela me choqua profondément. Mes derniers compagnons de jeu passèrent de plus en plus de temps à les observer du coin de l’œil, surtout aux endroits qui poussaient plus à l'horizontale qu'à la verticale et s'arrondissaient nettement ; quand à nos jeux, ils devinrent moins drôles, à présents que mes amies ne pouvaient plus risquer leur élégante tenue dans des lieux salissants... Finalement, un seul me resta.

Du moins, je le croyais.

Jervis était un garçon aux cheveux bruns en bataille, calme, un peu timide. Il rougissait facilement – ce que j’ai toujours trouvé étrange, pour un garçon. Je l’aimais bien. Il avait les meilleures idées, et une imagination fertile. Peut-être parce qu’il était capable de rêver tout éveillé... Un jour, lui et moi étions assis sur une branche basse d’un pommier en fleurs. L’air embaumait, la température était douce, et Jervis soupira. Je lui lançai un regard torve. Jervis avait les yeux dans le vague, et il jouait machinalement avec un petit bout de ruban rose. Soudain, je me penchais et lui arrachait le ruban des mains. Il poussa un cri plaintif, et tendit le bras pour le saisir, mais je mis mon butin hors de sa portée. Je le retournai dans tous les sens, ce morceau de tissu, je le portai à mes narines et éternuai un grand coup. Il sentait la fille à plein nez !

— Où as-tu eu ça, Jervis ? le questionnai-je, outrée.

— Rends-moi ça ! répondit-il.

— Réponds-moi d’abord ! rétorquai-je.

Il ronchonna un peu, et ses joues rosirent.

— J’attends ! fis-je.

— Bon, puisque tu veux le savoir… C’est Lannilis qui me l’a donné.

Je bondis sur ma branche, et faillit en tomber. Quoi, cette… pimbêche ! Elle était la pire de toutes ces dindes qui se pavanaient !

— Donné ? glapis-je. Mais pourquoi ?

Il devint encore plus rouge et marmonna quelque chose.

— Répète ? ordonnai-je d’une voix glaciale.

— Elle a dit qu’elle m’aimait bien, et l’autre soir elle m’avait donné rendez-vous, c’est pour ça que je ne suis pas venu avec toi à notre planque, et on s’est donné la main.

Trahie !

Jervis, Jervis le Timide, avait osé tenir la main de la fille la plus cruche et la plus évaporée que j’ai rencontrée de ma vie !

Je lui jetai son stupide ruban rose au visage, dégringolai de ma branche et me précipitai ventre à terre à ma planque. Oui, « Ma », puisque j’étais seule désormais. Je passai la première heure à fulminer. Puis la suivante à ruminer sur l’inconstance des garçons et la perversité des filles. Au début de la troisième, je me souvins que, de fait, j’étais moi aussi une fille...

Jervis était mon premier ami. Il avait également été le dernier de notre bande à succomber à l’adolescence, sauf moi. Et à cause d’une fille complètement idiote ! Je pris ma décision et rentrai chez moi d’un pas déterminé. La chance voulut que cet après-midi là, ma mère ait décidé de me forcer à me comporter enfin comme il sied à une jeune villageoise ayant bientôt l'âge de se marier. Elle venait juste de ranger mes pantalons lorsque je passais la porte. L’homme que je détestais tant était parti pour quelques jours dans un village voisin, nous étions donc tranquilles. Ma mère me lança d’une voix autoritaire :

— Aujourd’hui, tu vas quitter tes pantalons et revêtir des jupes. Je t'ai trop longtemps laissée en faire à ta tête, car tu es plus têtue qu'une mule ! mais tu es une grande fille, à présent ; et presque une femme. Malgré ton attitude de garçon manqué, je suis parvenue à t’apprendre à faire le ménage et la cuisine, mais ce n’est pas suffisant ! Tu vas cesser de courir la campagne et apprendre des choses utiles, comme la couture et les bonnes manières…

Et elle continua comme cela encore quelques temps. J’attendis patiemment qu’elle finisse, puis je lui répondis, tout naturellement :

— D’accord.

Elle en resta bouche bée.

Alors commença pour moi un difficile apprentissage. Déjà, ces satanées jupes. Ça s'entortillait autour des chevilles. Dès qu'il y avait un peu de vent, c'était presque impossible de marcher ! Ça se collait aux jambes, faisait trébucher, l'horreur. Je ne pouvais même plus m’asseoir en tailleur ou grimper à un arbre, on aurait pu voir mes dessous…

Et puis, dès que j'avais un besoin pressant d'aller aux toilettes, quelles simagrées ! Je devais récupérer le bord de la robe, puis celui de la sous-jupe, puis le jupon, retrousser le pantalon bouffant de dessous, me baisser très précautionneusement pour ne pas tout laisser retomber par terre et faire bien attention aux éclaboussures. Les premières fois, je ratai mon coup et ma mère me gronda, bien sûr. Et en profita pour m'apprendre à laver correctement les vêtements – je n'en avais jamais vu l'utilité, à part pour qu'ils ne raidissent pas trop de crasse et ne sentent pas trop mauvais : ça se resalit si vite ! J'étais vraiment une barbare, en fait...

Les braies que portent les hommes, comme je les envie ! Et comme je les regrette. Avant, j'avais juste besoin d'un buisson, je baissai le pantalon, en position accroupie et hop ! C'était l'affaire d'un instant. Mais ces jupes et ces robes...

Et la couture. Et pique dans le tissu. Et repique dans l’autre sens. Et repique les doigts... Ça fait mal ! Je comprenais mieux pourquoi ma mère et mes sœurs me grondaient chaque fois que je trouais mes vêtements ! C'est un travail long, soigneux, et particulièrement abrutissant. Je ne comprenais quel attrait elles pouvaient y trouver, lorsqu’elles se réunissaient l’après-midi durant pour papoter tout en réparant de vieux vêtements et en en confectionnant d’autres…

Et les bonnes manières, ah ! Les bonnes manières. Cesse donc de regarder les hommes dans les yeux, jeune effrontée. Baisse timidement des yeux de biche. Sans oublier de battre un peu des cils, pour faire bonne mesure, surtout si l'homme est jeune, célibataire et de bonne famille. Mais bien sûr... Mesurer sa voix. Marcher posément, à petits pas. Avoir un rire modéré et cristallin.

Et j'en passe, ah comme j'en passe, si vous saviez !

Évidemment, pour couronner le tout, les bécasses du village m'observaient d'un air plus narquois que jamais, et ne manquait pas de me lancer regards méprisants ou petits commentaires en aparté à leurs amies, qui les faisaient rire, à chacune de mes nombreuses bourdes. J'allais très souvent dans ma planque pour hurler un bon coup, jurer autant qu'un marchand de cheval et frapper les troncs d'arbre. Ma mère soignait mes écorchures tout en me grondant gentiment : après tout, c'était plus dur pour moi que pour les autres, déjà de vraies filles dès la naissance...

Mais je progressai. De temps en temps, je jetai un œil dans le grand miroir installé dans ma chambre et répétai les stupides mimiques d'une véritable fille. Et que je te baisse le visage en papillonnant des cils, et un petit geste délicat – maniéré, oui ! — de la main...

Un soir, je pris une attitude particulièrement féminine qui me figea sur place. Je passai rapidement les mains sur mon corps, tendant le tissu... Toute occupée à contenir mes préjugés de garçon manqué, je n'avais pas remarqué le changement. Ma poitrine, jusque-là plutôt plate, s'était bien remplumée. Mes hanches étaient courbes, mes bras avaient quand à eux perdu la rondeur de l'enfance, mes jambes maigrelettes avaient pris du mollet et de la cuisse... Ce fut plus fort que moi : je me fis coquette, imaginant le miroir comme un garçon à séduire, et soudain toutes les manières que je trouvai jusque-là idiotes prirent un tout nouveau sens.

J'imaginai Jervis, en face de moi, tremblant du désir de me toucher la main (j'avais conservé encore une certaine innocence, malgré tout...), et, tout en lui jetant une œillade aguichante, je balançai la main droite vers sa joue imaginaire à lui frôler la peau... Et je vis l'ombre dans le miroir.

Le choc me ramena à la réalité. Je tremblai un bref instant, puis continuai mon manège, mais le cœur n'y était plus. Surveillant du coin de l'œil le miroir, l'ombre disparut et je respirai fortement.

C'était mon beau-père. Je la sentais dans mon corps, cette étrange répulsion que j'avais toujours eue pour cet homme. En un éclair, mes sœurs apparurent dans ma tête, et je frémis intérieurement.

Il s'était tenu calme cette année-là, m'encourageant — ce qui m'enrageait — dans mes efforts pour devenir une vraie jeune fille, sans avoir pour autant le moindre geste ou la moindre parole déplacée. Lui et ma mère filaient le parfait amour, il me laissait plutôt tranquille, et j'étais trop concentrée de toute façon pour m'en préoccuper.

J'oubliai vite l'incident du miroir, après ma première victoire sur les pimbêches villageoises. Au fur et à mesure de mes progrès, elles s'étaient renfrognées ; d'autant plus que les garçons commençaient aussi à me regarder de plus près.

Un soir, tandis que le village fêtait un mariage, nous autres adolescents jouions à ce jeu universel de la séduction. Pour la première fois, je m'étais sentie assez sûre de moi pour m'y mêler. Et j'avais un atout compensant mon inexpérience : je connaissais la plupart des garçons bien mieux que toutes ces filles, et je pouvais facilement discuter avec eux de sujets qu'ils trouvaient autrement plus passionnants que tout ce qu'elles pouvaient dire – bien que le fait d'écouter une jolie fille en robe rose discuter de la meilleure façon de grimper aux arbres ou d’édifier une cabane de branchages les ait quelque peu perturbés.

L'adolescente moyenne, en effet, s'intéresse aux garçons, aux fanfreluches, et aux rivales. Dans le désordre. Ou pas... Des sujets réservés exclusivement aux conversations féminines, guère passionnantes pour l'adolescent moyen qui, lui, adore parler de courses de cheval, de bagarre, de jeux virils tels que qui-a-craché-le-plus-loin et cette-beauté-du-village-d'à-côté...

Ce qui ne laisse pas grand chose à discuter !

Mes propos très masculins alliés à ma silhouette incontestablement féminine eurent un effet saisissant sur nos jeunes hommes. Lors de cette soirée, les garçons s'agglutinèrent autour de moi comme des insectes attirés par la flamme, ce qui occasionna une bouderie générale des autres filles.

L'apothéose, ce fut lorsqu'ils déclarèrent unanimement qu'il était bien agréable de tomber sur une fille qui avait de la conversation et ne gloussait pas tous les trois mots.

Je jubilais.

Je l'ai déjà dit, je n'ai jamais été une coquette. Ça m'a toujours horripilée, et manifestement, les garçons étaient plutôt d'accord dans le fond. Comme par hasard, en peu de temps je retrouvai tous mes copains d'enfance, avec en prime les filles qui se refusaient à les laisser seuls avec moi... Et tant pis pour leurs belles tournures !

Mais ce n'était plus pareil. La magie et l'innocence de l'enfance avaient disparues, et nos jeux campagnards, bien plus sages qu'auparavant, n'avaient plus cette saveur incomparable. Une délicieuse tension ne nous quittait plus dès lors que nous nous réunissions.

Les garçons me trouvèrent difficile à séduire. Puis, petit à petit, l'amour – ou ce que l'on pensait être de l'amour — fit des ravages dans mon entourage et l'on vit des couples se former et se défaire... Je n'éprouvais que peu d'attirance pour les jeux moins innocents auxquels les autres tentaient de se livrer en cachette des adultes – qui n’en ignoraient rien, bien sûr. Au moins, ça m'a évité quelques scènes que, personnellement, je trouvai très drôles, au contraire des intéressés.

Ceux qui se faisaient prendre en flagrant délit de batifolage dans le foin ou entre deux couvertures par les adultes se retrouvaient séparés pour trois mois, le temps d'être sûr que la jeune fille ne soit pas enceinte. Si ce n'était pas le cas, on leur enjoignait d'être plus prudent et d'attendre le mariage avant de recommencer. Si, au contraire, la jeune fille se révélait être une future mère... on procédait tout simplement au mariage. Et tant pis si les intéressés n’avaient pas voulu plus que goûter à des jeux interdits…

Et c'est comme ça dans tous les villages.

Les enfants dits naturels, c'est-à-dire nés hors des liens du mariage, ne sont pas très bien considérés, d'où ces mariages hâtifs ; si les époux voulaient ensuite réellement se séparer, c’était possible, mais pas avant que l’enfant soit sevré. C'est pourquoi la grossesse de ma sœur aînée avait tellement choqué : pas d'amant connu auquel la marier pour éviter le scandale, et aucun de ses prétendants, qui lui en voulaient d’avoir fauté avec un inconnu, n’avait décidé de la prendre pour femme.

Une fois de plus, de toute la bande d'anciens amis, il ne resta plus que Jervis et moi... Au grand dam de Lannilis. Cette idiote alla un jour jusqu'à me coincer avec quelques unes de ses amies dans un coin reculé du village. Elle me reprocha mon intimité avec mon meilleur ami d'enfance. Cette fille était jalouse ! Mais elle n'aimait même pas le doux Jervis : insipide était le terme le plus anodin dont elle le gratifiait. Elle avait un vocabulaire plus étendu qu'il n'y paraissait, celle-là...

Mon enfance de garçon manqué me servit grandement : Lannilis et ses cinq acolytes ne savaient que donner de délicats coups de pieds dans les tibias en arrachant les cheveux à pleines poignées, au demeurant plutôt faiblardes, ces poignées. Alors que je donnai de vigoureux coups de poings, mordant, griffant comme un beau diable.

Elles finirent par me déchirer mes vêtements d’une façon parfaitement humiliante tout en me couvrant de boues et d'injures. A part cela, j'avais perdu quelques cheveux dans la bagarre, tandis qu'elles, les jours suivants, révélèrent de beaux bleus et de superbes coquards ! Pendant deux septaines, on ne les vit pas pointer le nez hors de leurs maisons sans une bonne couche de maquillage et une coiffure leur cachant le visage.

Quant à moi, comme je l'ai dit mes vêtements déchirés auraient dû m'humilier... Si j'avais été comme elles ! Peine perdue. J'arborai fièrement mes égratignures et me moquait éperdument de mes pantalons de dessous bien visibles sous les haillons des multiples jupons, et tant pis pour le soutien-gorge qui dépassait de l'échancrure déchirée de mon bustier.

Sur mon passage, tandis que je rentrai chez moi, les gens ne rirent que jusqu'à ce qu'ils voient mon visage et ma fierté, et me donnèrent raison. En revanche, la première fois que Lannilis et ses acolytes ressortirent, les autres les battirent froids.

Je triomphai.

Plus haut l’on monte, plus dure est la chute. Un soir, ma mère partit chez une amie admirer son dernier-né. Tandis que je me dévêtais de mon attirail féminin – opération assez longue et minutieuse — mon beau-père entra dans ma chambre sans un mot et me poussa sur le lit où je m'étalai sans élégance sur le ventre. Puis il m'arracha mon dernier jupon, déchira mes sous-vêtements et me frappa lorsque je me débattis, ayant enfin repris contenance devant la brutalité de l'assaut.

Il s'allongea sur moi.

Dès lors, je compris tout. Oh mes sœurs !

À la minuit, j'eus repris assez de forces pour me relever. Je me rinçai rapidement au broc d'eau, réprimant des grognements de douleurs. Je pris tous les draps et vêtements souillés, et allai les cacher parmi les linges que ma mère utilisait chaque mois pour ses périodes. Je savais que sa prochaine commencerai bientôt, et elle ne pourrai manquer de tomber sur ces preuves de forfaiture et de reconnaître à qui appartenaient ces linges. À ces tissus dont les odeurs trahissaient la nature des taches, j'ajoutai un morceau de vêtement pris à mon beau-père, arraché tandis que je me débattais, avant qu'il ne m'assomme presque.

Je rassemblai quelques vêtements, surtout mes braies de garçon manqué ; je pris des provisions, un bon couteau, ma fronde et quelques pierres, puis je filai à l'écurie préparer notre dernier cheval.

Les cris de plaisir de ma mère faillirent me faire hurler. Comment osait-il ? Comment pouvait-il s’occuper d’elle à peine quelques heures après m’avoir fait tant de mal ? Je passai des bandes de cuir aux sabots du cheval pour étouffer les sons, puis je le menai par la bride jusqu'en dehors du village. Je l'enfourchai, non sans difficulté, et m'en allait pour toujours.

Espèces menacées (2) : L'enlèvement des Sabines

La jeune fille rejeta brusquement la grosse main — la patte ? — et se mit à courir vers la gauche, loin de l'être, loin de la cour, vers le fin fond du domaine. Près des murs se trouvaient des arbres : l'un d'eux lui était accessible, elle le savait d'expérience, et lui permettrait de quitter l'enceinte. Elle devait sortir de là au plus vite, rejoindre la ville, la police, les pompiers... D'ailleurs que faisaient ceux-ci ? Elle sentait les bouffées de chaleur de l'incendie dans son dos tandis qu'elle fuyait ; à ce rythme, le lycée serait détruit de fond en comble ! L'alarme incendie résonnait toujours, accompagnant de sa stridence les pas lourdement marqués de la créature saurienne qui s'était aussitôt lancée à sa poursuite.

La jeune fille atteignit l'arbre, sauta pour attraper une branche et se hissa en ahanant, s'assurant du coin de l'œil que le lézard humain ne l'avait pas encore rattrapée. Elle posa un genou sur l'écorce, s'éraflant légèrement, lorsqu'une sensation humide lui enserra fortement l'autre cheville et tira. Elle baissa les yeux et découvrit une des créatures aquatiques, sortie de derrière l'arbre, qui lui tenait fermement le pied. L'humidité de ses squames pénétra la chaussette. La jeune fille tira sur jambe, puis poussa violemment, mais l'homme aquatique ne lâcha pas prise ; la jeune fille se retourna tout à fait, s'assit sur la branche, assura sa prise et recommença : peine perdue, l'être bleu et visqueux la tira à lui. Répugnant à son contact, elle s'accrochait désespérément à la branche lorsque le saurien de bronze vint aider à la descendre de son perchoir.

La jeune fille ne pouvait plus rien faire sinon guetter la moindre occasion de fuir ; mais elle doutait que les deux êtres fantastiques lui en laissent le loisir. Ils la surveillaient du coin de l'œil tout en l'amenant à la directrice.

La jeune fille réfléchissait à toute allure : que faisaient les pompiers ? Un incendie pareil, la colonne de noire fumée, monstrueusement gonflée, volutant haut dans le ciel, devait se voir de toute la ville, d'autant plus que le lycée se trouvait au sommet d'une haute colline juste à l'extérieur d'icelle. D'où venait ces créatures ? Elles puaient ; les mythes étaient-ils réels ? Et ces ovales de cailloux... Qu'avait à y voir la directrice, si sereine devant le désastre ?

L'herbe de la pelouse bordant le lycée était d'un joli vert printanier, les feuilles des arbres d'un vert tout aussi tendre décoraient harmonieusement les troncs bruns foncés. La palissade de bois clair défilait, et bientôt le trio parvint au devant du lycée, à la cour proprement dite, dépassant plusieurs des ovales délimités et leurs occupants. Elle reconnaissait sans peine les filles étendues là, toutes à moitié évanouies, semblant incapables de bouger, tandis que les vapeurs des bougies les enrobaient de leur parfum lourd. Sous le ciel d'un bleu pur, la fumée de l'incendie s'étirait encore et encore, prenant de plus en plus de volume. La chaleur était palpable, les squames des créatures aquatiques se desséchaient visiblement et celles-ci accéléraient le rythme de leur mystérieuse cérémonie afin de partir plus vite.

Ils parvinrent enfin devant la directrice. L'ovale devant elle venait d'être libéré : d'un signe bref de la main, elle indiqua aux deux ravisseurs d'y allonger la jeune fille. Elle était une des dernières élèves. Un jeune aquatique, déjà en place, la fixa d'un regard profondément désolé. Ses yeux globuleux fixés sur elle avaient quelque chose de familier... La directrice prit la parole :

— "Aah, nous y voilà. Tu es la dernière, jeune fille, il va falloir nous dépêcher si nous ne souhaitons pas partir en flammes avec le lycée. Il a fait son office, tout comme chacun d'entre nous ici, et ici, s'achève sa tâche ultime. Tu as certainement beaucoup de questions à me poser, je me trompe ?"

Mais la jeune fille fut incapable de répondre, de plus en plus engourdie par les douces fumées bleuâtres des bougies presque totalement consumées.

— "Par où commencer ? Mmh, le mieux est sans doute de t'expliquer en premier lieu qui m'emploie réellement. Tu as certainement entendu parler de la société S..., spécialisée dans la protection et la préservation des espèces menacées... Et je dis bien, toutes les espèces, qu'elles soient végétales, animales ou autre ; et c'est là le point important, vois-tu ? Car, nous autres homo sapiens, nous ne sommes pas la seule espèce humaine existant aujourd'hui. Pas encore du moins, et, je l'espère, jamais."

La directrice jeta un regard circulaire. Il ne restait plus que trois rituels en cours, dont le leur. Elle sourit brièvement, satisfaite du déroulement des opérations, avant de reprendre d'un ton docte :

— "Même au sein de notre société de S..., rares sont ceux au courant de l'existence de ces autres espèces humaines. Et, en dehors de nous, il ne subsiste que des mythes et légendes parfois très déformées... Plusieurs se sont éteintes déjà, avant même la création de la société S... voire des siècles auparavant ; nous nous consacrons aujourd'hui à sauver celles qui peuvent encore l'être, par tous les moyens... et je dis bien, par tous les moyens à notre disposition."

La femme remonta ses lunettes sur son nez fin et régulier et poursuivit un air assombri :

— "Et c'est ainsi que nous en venons à certaines extrémités regrettables. Deux des rares espèces humaines non sapiens survivantes, ont comme commun problème de posséder de moins en moins de femmes aptes à se reproduire. Leur fertilité diminue drastiquement et nous avons dû recourir à la fécondation in vitro ; malgré des spermatozoïdes et des ovules sélectionnés pour leur grande qualité, la majorité des grossesses ne sont pas menées à terme ; nous ne comptons plus les grossesses à risque que nous devons interrompre pour préserver les mères. De guerre lasse, nous avons décidé de recourir à des mères porteuses homo sapiens, par le biais de petites annonces et de recrutements discrets de femmes totalement illuminées ou désespérément en manque d'argent."

La directrice renifla de dédain, et la jeune fille, aux mots de "mères porteuses", frémit d'horreur. Porter les enfants de ces... de ces... ? Non !

La directrice lissa sa jupe puis continua son discours :

— "Même cela ne suffit pas... alors nous avons mis au point une technique d'hybridation particulière. Mêlant la science et la... magie de ces peuples non sapiens, nous savons ensemencer des femmes homo sapiens avec le sperme des mâles sauress et aquos, les deux espèces les plus menacées, que tu as pu découvrir aujourd'hui, afin de préserver au maximum leur capital génétique et de ne prendre parmi nous autres, femmes homo sapiens, que les gènes leur rendant la fertilité, la résistance, etc. J'ai même fait partie des rares volontaires ayant initialement testé cette technique révolutionnaire, et je suis fière d'avoir donné le jour à trois reprises à des jumeaux en parfaite santé et qui grandissent harmonieusement."

Sa voix s'adoucit curieusement sur ces derniers mots. Oui, elle était fière de ces six enfants contre-nature, de cette incroyable hybridation... La jeune fille se débattit et parvint seulement à tourner la tête vers la directrice.

— "Nous n'avons eu que trop peu de volontaires valables, les autres étant tout juste bonnes à être mères porteuses — qui nous restent nécessaire de toute façon. Alors, nous sommes allés encore plus loin. Nous avons mis en place plusieurs projets de ce type : de par le monde, nous sélectionnons des jeunes filles en âge de procréer, possédant toutes les caractéristiques voulues : intelligence, physique, etc, nous les mettons en contact avec de jeunes mâles sauress et aquos, déguisés pour l'occasion ; et là encore la magie de ces deux espèces nous est très utile ; après un certain temps de contact, destinés à vérifier l'aptitude des futures mères et à faciliter l'imprégnation, bref le moment venu, nous procédons enfin à l'insémination artificielle selon le procédé scientifique et magique auquel tu participes à présent !"

La directrice fit un grand geste des deux bras, les ouvrant largement comme pour englober ce qui les entourait. La jeune fille tenta de se relever encore une fois ; en vain. Elle ne maîtrisait plus son corps. Triomphante, la directrice acheva :

— "Nous emmenons ensuite les jeunes filles avec nous pour surveiller la grossesse, et elles passeront ensuite les meilleures années de leur vie à donner naissance aux nouvelles générations qui sauveront nos sauress et nos aquos ! Bien sûr, comme ni les jeunes filles ni leurs familles et amis ne seraient d'accord, nous nous assurons d'effacer toutes les traces. C'est ainsi que par exemple, dans cette ville, plusieurs incendies de grande envergure ont été déclenchés au début de l'opération, afin d'occuper les pompiers. Ces incendies ne devraient théoriquement faire aucune victime ; contrairement au dernier incendie de la série, celui du lycée, qui partira en fumée jusqu'aux fondations ! Et pour le monde, vous tous, ici, filles, garçons, personnel, moi-même, nous serons morts, tous morts, cruellement carbonisés jusqu'à nos os même; alors qu'en réalité nous serons partis sauver deux espèces menacées !"

Tétanisée, la jeune fille fut soulevée d'un coup sur ses pieds par l'homme poisson. Le dernier rituel était achevé. Devant elle, le garçon aquatique se relevait également, la regardant du coin de l'œil d'un air triste, la tête basse et les épaules rentrées. L'homme aquos les incita d'un geste de la main à monter dans le seul transport restant, et en vitesse : on ne pouvait se méprendre sur son impatience, puis il posa la main sur le bras de la directrice, l'emmenant courtoisement mais avec célérité vers une voiture aux vitres fumées, tandis que les non sapiens restants, uniquement des sauress, plus résistants à la chaleur, achevaient d'effacer les dernières traces des rituels, emmenant les cailloux et les bougies, grattant les rares paillettes de cire fondue.

L'incendie creva brusquement les dernières fenêtres du lycée, projetant des débris de vitres un peu partout, dont certains crépitèrent sur les écailles et le sol de la cour. Le garçon aquos entoura la jeune fille de son bras, s'interposant entre elle et les éclats.

À son cou brillait une petite chaîne argentée et un pendentif que la jeune fille connaissait : elle l'avait choisi comme cadeau d'anniversaire pour un de ses amis du lycée, un jeune garçon timide aux yeux globuleux... Ses yeux plongèrent dans les siens et elle le reconnut enfin.

L'âme enfermée (3) : Le repos de l'âme

 

III

Plus tard encore, lorsque l'intérêt pour l'affaire du squelette fut retombée, un homme un peu âgé, d'origine asiatique, que je ne connaissais pas du tout, vint me rendre visite à la maison, afin de me conter l'histoire de son ancêtre.

"Sur la fin de sa vie, mon arrière-grand-père a dicté cette histoire à son fils, plus lettré qu'il ne l'avait été ; le récit en a été conservé dans la famille. Il avait été un des servants de la famille régnante de cette région, et il a bien connu la jeune fille dont vous avez trouvé les restes. De fait, il était très amoureux d'elle, bien que sachant que la différence entre leurs rangs de naissance empêcherait à jamais tout espoir de mariage. Il n'a guère pu l'aider dans la maltraitance dont elle faisait l'objet, à part en la consolant comme il le pouvait, dérobant pour elle des douceurs, lui prêtant son épaule quand elle avait besoin de pleurer. Elle s'est enfuie à trois reprises, seule, mais il ne la vit jamais revenir après la troisième : il crut donc qu'elle avait réussi jusqu'à surprendre une conversation privée du méchant oncle avec son épouse ; il apprit à cette occasion quel sort avait été réservé à la malheureuse élue de son cœur... Il ne sut jamais où la jeune fille avait été emmurée, il ne put jamais le découvrir ; il résolut cependant de se venger. Il drogua tous les responsables des sévices de la jeune fille au lait de pavot et mis le feu à la demeure, s'arrangeant pour que les enfants et les serviteurs puissent s'enfuir mais pas les coupables.

Quand se sachant à l'article de la mort il livra son terrible récit, il demanda à son fils de rechercher la tombe de la jeune fille, afin que l'on pusse l'enterrer décemment et libérer son âme. Son fils n'y parvint pas, non plus que mon père ou moi. Vous avez réussi où nous avons échoué, et en cela je vous remercie. La quête de ma famille est terminée, la jeune fille et mes ancêtres peuvent enfin reposer en paix.

Soyez-en remerciée."

L'âme enfermée (2) : Rêve lucide

 

II

Plus tard, j'apprendrais dans les journaux télévisés que le squelette était celui d'une adolescente ayant vécu environ cent cinquante ans plus tôt. Après quelques recherches, la datation du décès correspondra à la disparition d'une riche héritière, dont la succession fut à cette période alors assurée par la branche cadette.

Mais cette nuit-là, la jeune fille visita mes rêves.

Je me trouvais dans un endroit sombre ; comme si un voile que mon cerveau interprétait sous forme de verre noir séparait mon environnement de ma vision, afin que je ne sois pas dérangée par ce qui ne m'était pas nécessaire pour cette rencontre.

Je vis l'adolescente, de mon âge ou environ, un peu plus grande que moi peut-être, quoique guère, de longs cheveux noirs noués simplement, vêtue d'un jinbei ; elle est très belle. Je reconnais sa voix lorsqu'elle m'adresse la parole, souriant timidement :

— "Je suis désolée de t'avoir induite en erreur, je te dois des explications."

Je sais que je ne comprends pas sa langue, mais je la comprends, elle, malgré tout : c'est le monde des rêves.

— "J'étais enfermée là-dedans depuis si longtemps, plus d'un siècle, peut-être. Bien que je sois morte et décomposée, mon âme était enclose et ne pouvait s'échapper. Tu m'as entendue, et m'a permis enfin de m'en aller : avant de rejoindre le lieu que mon âme doit atteindre, permets-moi te raconter mon histoire..."

Elle était l'orpheline héritière de la famille dirigeante de la région, dont les parents et le frère cadet étaient morts dans de curieuses circonstances. Son oncle, frère cadet de son défunt père, vint alors s'installer dans la grande maison de famille, avec son épouse, leurs enfants et tout l'aréopage, comme c'était leur droit, afin de poursuivre l'éducation de l'héritière et lui assurer un bon mariage.

Vision de la jeune fille dans sa robe blanche de deuil, cheveux tombant en rideaux devant son visage éploré...

Bien que femme, elle n'en était pas moins le chef de la branche aînée et, donc, de la famille... au grand dam de son oncle. Du vivant de ses parents, elle était choyée, richement vêtue, nourrie, soignée, éduquée... Par la suite, lorsque son oncle reprit la maison, les vêtements dus à son rang furent progressivement remplacés par des oripeaux de moindre qualité. La nourriture devint plus simple, roborative, de la nourriture de servante. Plutôt que de poursuivre son apprentissage de la musique, des œuvres littéraires, et des diverses tâches qui occupaient les femmes de haut rang, elle fut assignée au ménage, à la cuisine...

Vision de sa joue veloutée caressée par la main paternelle, puis violemment frappée de la main de son oncle ; vision d'un luth richement décoré égrenant des notes pures sous ses doigts aux longs ongles décorés, remplacée par des genoux écorchés sur le parquet frotté au chiffon tenu dans une main abîmée aux ongles noirs et cassés.

Son unique espoir, faire un bon mariage qui la sortirait de cette vie devenue détestable, fut bientôt anéanti. Curieusement, ces fiançailles précédemment conclues, des années auparavant, par son défunt père, était le seul arrangement que son oncle avait conservé, à l'exception près qu'elle devait épouser le cadet et non plus l'aîné. Elle en découvrit la raison en même temps qu'elle rencontra son fiancé, vêtue pour l'occasion de la seule tenue correcte que l'épouse de son oncle avait réservée, de mauvais gré, car il fallait bien conserver les apparences vis-à-vis des gens n'appartenant pas à la maisonnée. Ce fiancé avait un horrible caractère. Ce mariage promettait d'être un calvaire pire encore que sa vie actuelle.

Vision de riches tissus destinés à la robe de mariage, suivi du jinbei ; vision d'un jeune homme avenant descendant un chaton coincé dans un arbre, remplacée par son jeune frère aux traits semblables mais cruels, se délectant d'étrangler le chat à mains nues...

Elle prit donc la résolution de s'enfuir et en trouva bientôt l'occasion : elle fut reprise et punie sévèrement ; s'enfuit à nouveau, rattrapée, battue... Attendit un moment, devint docile pour mieux tromper ses tortionnaires, puis fit une nouvelle tentative.... Et fut cette fois interceptée avant même de quitter l'enceinte de la maison.

Vision de cordes mordant les poignets, de fouet claquant la chair.

Après un rapide conciliabule, il fut convenu qu'elle était indigne de tous les soins que son oncle lui avait consacré. On l'emmena discrètement à la colline aux roches plates, on la força à rentrer dans l'ouverture de la source, lui cassant les côtes au passage, et on mura grossièrement l'ouverture afin d'être certain qu'elle ne pourrait s'échapper. Et on la laissa mourir là...

— "Je t'épargne les souvenirs de mes derniers jours. Sache seulement que mon agonie fut longue avant que je ne meure de faim."

Mes larmes coulaient abondamment, je reniflais tant que je pouvais, tant ces visions, ce récit, m'avait blessés à cœur.

— "Je te remercie à nouveau de m'avoir délivrée de cette prison, petite sœur, grâce à toi, je peux rejoindre la place qui m'attend depuis si longtemps. Adieu, petite sœur, adieu... !"

Je me réveillais frissonnante, les joues humides.

mercredi 15 mars 2023

Asiar (5)

 Après deux semaines de voyage, la troupe de rebelle atteignit la Grande Forêt. Il s'agissait d'une forêt ancienne qui s'étendait sur près du tiers de l'ancien royaume d'Asiar ; il n'était donc pas étonnant que les rebelles y aient établi leur campement principal. Plusieurs rivières traversaient cette forêt giboyeuse, les cartes ne répertoriaient que trois grandes routes, et les rebelles prenaient soin de les éviter et se contentaient de pistes forestières ou animales. Au fil des années, ils en étaient venus à toutes les connaître et avaient tracés leurs propres cartes.

Siara avait personnellement bandés les yeux du Prince dès que l'orée de la Grande Forêt fut visible au loin. Il ne fallait pas que Son Altesse Royale puisse reconnaître le chemin emprunté, par sécurité pour le camp rebelle.

Le Prince Mol avait donc les yeux bandés, et il détestait cela.

— Mais si je ne vois rien, je vais me prendre une branche et tomber ! se plaignait-il.

— Votre Altesse, rétorquait Siara, je doute qu'une branche ose ne serait-ce que frôler votre royale caboche ! Ne vous inquiétez donc pas, vous êtes de toute façon bien trop agrippé à la crinière de votre monture pour tomber.

À ces mots, le Prince lâchait les crins par fierté, avant de les attraper de nouveau par crainte. Oui, il détestait vraiment avoir les yeux bandés, et aussi cette jolie femme qui le narguait !

La lumière se faisait de plus en plus rare derrière son bandeau. Ce n'était pas seulement les frondaisons qu'il entendait s'agiter dans le vent léger qui se faisaient plus épaisses au fur et à mesure que la troupe avançait ; il comprit que la nuit tombait.

Enfin, la troupe s'arrêta. 

Le Prince sentit des mains fines mais robustes se glisser dans ses cheveux ébouriffés et dénouer le bandeau. Au même moment le feu lança quelques vives flammes et le Prince referma ses yeux, ébloui. Il jura bien peu princièrement et entendit Siara s'esclaffer.

— Venez, mon Prince, l'appela-t-elle, et prenez ce seau. J'ai besoin de vous pour aller de l'eau au ruisseau.

Maugréant dans sa barbe, le Prince prit le seau que Siara lui tendait et la suivit jusqu'à l'eau. Elle aussi avait un de ces seaux étranges que semblaient posséder ces rebelles : c'était plutôt une sorte de poche de cuir imperméabilisé dont on renforçait les parois à l'aide d'un système astucieux de lattes se bloquant les unes dans les autres. Lorsqu'on n'en avait plus besoin, on débloquait les lattes et il n'y avait plus qu'à replier l'ensemble ; le tout prenait alors peu de place. Un système fort astucieux lors d'un long déplacement.

Ils se penchèrent ensemble vers le faible courant d'eau et remplirent leurs seaux, puis retournèrent au camp. Le Prince s'arrangea pour rester en retrait ; ayant remarqué que Siara avait baillé à plusieurs reprises, il la pensa fatiguée et moins attentive qu'à l'ordinaire. Peut-être aussi s'était-elle détendue suite à son apparente docilité, puisqu'il s'était tenu tranquille depuis l'épisode du bain. Il allait lui montrer qu'elle avait eu tort ! Le Prince projeta sans crier gare son seau vers Siara, la trempant des pieds à la tête d'une eau glaciale, puis détala à toutes jambes dans ce qu'il espérait être la direction de l'orée.

Siara se figea sous le choc, puis se retourna en jurant. Jetant son seau à terre, elle suivit la piste du Prince, hurlant à ses camarades que leur prisonnier s'enfuyait.

Le Prince plus-si-mol-que-ça courait plutôt vite. Manifestement il s'était remis de son sevrage ; Siara avait pu constater lors du bain que le jeune homme avait un corps musclé, témoin d'un entraînement physique que son attitude de noble lâche et drogué ne laissait pourtant pas présager. Il détalait même comme un lapin, parvenant à éviter les souches malgré la chiche lumière traversant les frondaisons. (- Il doit avoir une bonne vue... Mais qu'il est bruyant ! Je peux le suivre rien qu'en l'écoutant. Il va faire fuir tout le gibier à la ronde...) songea Siara, fière de son habileté à courir — presque — silencieusement malgré le terrain couvert de feuilles mortes et de petites branches. Elle s'immobilisa soudain : tout son avait disparu. Le Prince se cachait : où ?

Siara ouvrit tous ses sens. Le vent léger sur sa peau lui apportait les odeurs de la forêt ; la forêt s'assombrissait et elle distinguait de moins en bien les alentours ; aucun son à part les feuilles des arbres et quelques oiseaux au loin.

Une grande main se plaqua sur sa bouche et Siara hurla... puis mordit. Le Prince étouffa un juron et lui tordit un bras dans le dos, pressant son autre bras contre son cou, la menaçant de l'étrangler. Il secoua sa main blessée.

— Tu es vraiment une louve sauvage, toi ! murmura-t-il dans son oreille.

Son souffle chaud et léger fit frémir Siara. Il avait besoin de se brosser les dents... Elle sentait le cœur du jeune homme palpiter à l'unisson du sien, contre son dos.

— C'est la dernière fois que je te fais cette proposition, Siara, poursuivit-il. Tu es non seulement jolie, mais particulièrement habile avec une arme, comme j'ai pu le constater ; sans compter ton caractère fort. J'ai besoin d'une personne telle que toi à mes côtés... Mais pourquoi pouffes-tu, à la fin ? s'énerva-t-il.

Siara éclata de rire : en fait, le souffle du Prince lui chatouillait l'oreille, ce qu'elle lui expliqua tout en continuant à s'esclaffer. Désarçonné par sa réaction, le jeune homme relâcha brièvement sa prise. Siara n'attendait que cet instant pour se dégager ; d'un habile mouvement de jambes et d'une torsion du corps, elle fit tomber son Altesse Royale sur le sol, espérant vaguement qu'il ne s'abîme pas une côte sur une branche morte, et le maintint dans cette position tout en appelant ses camarades. Elle espérait ne pas s'être trop éloignée du campement, car ce serait plus difficile de ramener seule un prisonnier récalcitrant plutôt qu'avec l'aide d'au moins une autre personne.

Siara tendit l'oreille, puis infligea une secousse au Prince qui maugréait. Enfin, elle entendit ses camarades répondre, et cria en retour afin de les guider vers elle.
Ce fut le chef en personne, torche en main, qui les trouva, et aida Siara à ramener le royal prisonnier, les mains liées fortement dans le dos et tout penaud d'avoir encore échoué à fuir.

Le repas fut silencieux. Au moment du coucher, Siara s'assura personnellement que les chevilles du Prince étaient liées aussi solidement que ses poignets, puis s'assit près de li et le regarda dans les yeux.

— Votre Altesse, pourquoi continuer vos tentatives ? Vous vous ne vous dirigiez même pas dans la bonne direction pour sortir des bois ! Sauriez-vous seulement survivre seul, sans arme, sans vivres ?

Les yeux du Prince regardèrent un moment dans le vague.

— Siara... Vous n'avez pas tort, il est certain que je passerais des moments particulièrement inconfortables. Mais je ne suis pas non plus totalement sans ressources, je connais quand même quelques petites choses. Même si, le temps passant, je suis devenu de plus en plus oisif, le Grand Vizir estimant qu'il était de mon devoir de tenir la Cour...

Siara grimaça.

— Siara, je dois rentrer chez moi. Je suis l'Héritier, ma place est au palais. Je suis appelé à régner un jour, dès que le Grand Vizir m'en estimera capable ! J'ignore ce que vous autres, rebelles, voulez faire de moi, mais sachez que le Grand Vizir ne vous laissera pas vous en tirer !

La jeune femme réfléchit un instant.

— Votre père était plus jeune que vous lorsqu'il est monté sur le trône. Croyez-vous vraiment que le Grand Vizir vous laissera jamais prendre sa place ?

Le Prince resta silencieux. Siara reprit d'une voix plus douce :

— Dormez, Votre Altesse. Vous en aurez besoin...