jeudi 26 novembre 2020

Tension

Quand la tension t'emmène
Sous la pression de l'océan
Les nerfs prêts à se rompre t'amènent...

Fosse des Mariannes

lundi 12 octobre 2020

Viol

Je me suis battue pour ma vie,
J'ai échoué, je suis "morte" ;
La bosse au front, que j'ai subie
Et empalée, ma petite "porte".

J'ai connu l'impuissance
De n'être qu'un tas de viande
Face à la Concupiscence
Qui veut se vider les glandes.

Il avait quatorze ans
Et savait ce qu'il faisait ;
Je n'avais que dix ans,
Mais il m'a violée.



mercredi 30 septembre 2020

Chaud soleil

Je sens le soleil
Peser sur ma peau
De sa gravité chaleureuse

Van Gogh - La plaine de Crau

Cette petite pensée m'est en réalité venue voici quelques années. C'était un après-midi d'été, la température était idéale, le ciel était d'un bleu pur et des graminées dorées ployaient délicatement sous une calme brise. Un temps d'une sérénité parfaite.

lundi 21 septembre 2020

Asiar (3)

 Siara pesta entre ses dents. Son altesse le Prince Mol était en plein sevrage. Depuis trois jours qu'il n'avait pu prendre aucune de ses drogues habituelles, il avait fallu l'attacher sur sa monture afin qu'il n'en chute pas à cause de ses tremblements incoercibles, subir l'odeur de la sueur aigre qui inondait ses vêtements — tout le monde prit soin de ne pas se trouver sous le vent — subir ses plaintes le jour sur la nourriture, le repos, l'hygiène, et ses hurlements de terreur dus à ses cauchemars nocturnes.

(— Cela ne peut durer plus longtemps, pensa Siara. L'on doit trouver un lieu sûr où prendre soin du Prince Mol le temps pour lui de passer le plus dur du sevrage. autrement il risque de nous claquer entre les pattes...)

Le soir même, Siara présenta le problème au chef du groupe. Après quelques palabres, il fut convenu qu'une partie du groupe poursuivrait sa route comme prévu avec les deux prisonniers restant, tandis que l'autre, avec Siara, prendrait soin du Prince. C'est ainsi que la petite troupe qui escortait le royal prisonnier s'amenuisa encore, prenant une nouvelle direction, à la recherche d'un abri... Ils le trouvèrent peu avant midi, sous la forme d'une vieille mais solide cabane de berger. Tandis que deux des rebelles surveillaient le prisonnier, les autres s'assurèrent de la solidité du reste de la bâtisse, vérifièrent les provisions de nourriture et de bois de chauffage, et allèrent chercher de l'eau à la petite rivière qui coulait non loin. Lorsqu'enfin la tempête qui les menaçaient depuis le matin arriva sur eux, tout le monde était à l'abri.

Siara trempa un nouveau linge dans le seau d'eau fraîche et baigna le visage du Prince, lavant sa sueur. Remarquant sa soudaine rigidité et ses yeux fixes, elle plaça un morceau de bois lisse entouré d'un tissu épais entre les dents du jeune homme et appela.

— Tenez-le bien ! lança-t-elle à ses camarades. Sa prochaine crise arrive !

Avant les premières convulsions, les quatre hommes empoignèrent les jambes et les bras du Prince. Ses gémissements étaient assez forts pour concurrencer le puissant vent de tempête qui soufflait au dehors.

Une fois cette nouvelle crise passée, le chef s'approcha de Siara.

— Les choses vont mal, n'est-ce-pas ? demanda-t-il.

Siara hésita un instant avant de répondre à voix basse :

— Aucun de nous ne s'y connaît suffisamment en sevrage forcé... Nous aurions dû avoir un médecin avec nous ! J'ai peur qu'il ne passe pas la nuit à ce rythme, et nous n'avons aucune drogue à lui donner pour limiter les symptômes du manque !

— Nous aurions dû être préparé à cela, c'est vrai... soupira le chef. Ah ! Ces nobles... !

Il tira de sa poche une flasque d'alcool fort.

— Essaie de lui en faire boire quelques gorgées quand il le pourra, ça l'aidera peut-être un peu.

Il réfléchit un instant avant de reprendre :

— Pour l'instant, nous ne pouvons rien faire de plus. Mais dès que la tempête se calmera suffisamment, j'irais avec un de nos hommes au village que nous avons vu un peu plus tôt, voir si un médecin ou un rebouteux peut nous aider. Tant pis pour le risque que quelqu'un nous dénonce, nous ne pouvons pas nous permettre que le Prince meure ! Va te reposer un moment, Siara, je prends le relais. Vous aussi, ajouta-t-il à l'intention des autres hommes, qui furent remplacés promptement par leurs camarades dès que la crise de convulsions fut passée.

La tempête se calma aux petites heures du jour. Le Prince avait passé la nuit. Siara jeta le bâton de bois, tout fendu par les dents du Prince, et en prit un nouveau qu'elle ponça grossièrement de sa dague afin d'enlever les échardes et entoura d'un nouveau morceau de tissu épais. Longues furent les heures en attendant le retour des hommes. Le Prince haletait, les yeux exorbités et injectés de sang. L'alcool ne semblait guère le soulager. Il semblait avoir perdu conscience, marmonnant des mots sans suite.

— Liline ! s'exclama-t-il clairement à une ou deux reprises. Liline, où es-tu ?

Siara sursauta intérieurement en l'entendant.

(— Il ne m'a pas oubliée !) pensa-t-elle, surprise.

Enfin, le guetteur de garde signala le retour des hommes, accompagnés d'une personne supplémentaire. Siara soupira, espérant que le nouveau venu saurait soigner le Prince.

(— La nouvelle venue) rectifia-t-elle en voyant la vieille femme enlever son manteau à capuche, révélant de longs cheveux gris noués en un chignon grossier.

La vieille femme reprit son sac et s'approcha de son patient. Le chef de la petite troupe de rebelles lui avait déjà expliqué le problème, et elle prit rapidement la mesure de la situation. Elle fit avaler au patient quelque mixture de sa composition à intervalles de plusieurs minutes, en alternance avec de l'eau fraîche, tout en surveillant de près son état.

— Il va s'en sortir, dit-elle soudain d'une voix fatiguée. Il aura encore besoin d'un traitement de quelques jours et de beaucoup de repos, cependant. Je sais que cela est risqué pour vous : j'ai compris qui vous êtes et qui il est probablement. Les nouvelles vont vite dans le pays. Je vais vous laisser ce remède pour l'instant, mais je vais devoir retourner chez moi avant que le tout village ne se réveille. Un de ces messieurs devrait me raccompagner, sous l'apparence d'un pauvre hère. Les Dieux savent qu'il y en a beaucoup qui parcourent le pays depuis quelques années ! Aussi personne au village ne s'étonnera de m'en voir soigner un autre... Ce monsieur-là pourra ainsi me surveiller et vous serez rassurés. Je ferais semblant de le raccompagner en dehors du village ce midi, c'est ce que je fais pour les autres, avec un petit panier de provisions. Ce panier contiendra en fait ce qu'il vous faudra pour finir de soigner ce jeune monsieur en piteux état... Vous pourrez profiter de la nuit pour repartir. Ce sera difficile avec ce jeune monsieur, mais c'est le seul moyen de protéger à la fois et votre cause que je soutiens et mon village que j'aime. Cela vous convient-il, messieurs ? acheva-t-elle ce long discours, les yeux pétillants devant l'air stupéfait et ravi des rebelles.

Ainsi fut fait, et la troupe de rebelles repartit avec son royal mais piteux chargement...

mercredi 2 septembre 2020

En rouge et gris

Champ de coquelicots
Rouge vif
Sur le gris des nuages

Claude Monet - Champs de coquelicots près de Vétheuil

Cette petite pensée m'a été inspirée un jour gris, sur la route, où le bas-côté très pentu était couvert de coquelicots, qui se découpaient pour les plus hauts sur les nuages. Je n'ai pas réussi à prendre de photo satisfaisante, alors je me suis rabattue sur ce tableau.

mercredi 6 mai 2020

Asiar (2)

 Asiar était un fort ancien royaume, scindé en deux suite à un conflit de succession entre deux jumeaux princiers. Suite à cette scission les relations entre les princes, devenus tous deux rois, s'étaient apaisées et les Royaumes Jumeaux — Asiest et Siarest — avaient conservés d'étroits liens politiques et divers pactes militaires et commerciaux durant près de deux siècles.

Une dizaine d'années plus tôt, la famille royale du royaume d'Asiest avait été assassinée lors d'un voyage par un groupe de bandits nombreux et bien armés. Ça et là se murmurait que les bandits devaient être un peu trop bien organisés, pour avoir pu massacrer l'entièreté de l'escorte royale... Certes, les Royaumes Jumeaux étaient alors en paix, la garde avait pu faillir d'une trop longue période de tranquillité, mais... Toujours est-il que ce voyage, qui devait permettre à la princesse d'Asiest de célébrer ses fiançailles avec son promis, le prince de Siarest, avait été interrompu de dramatique façon. Nul survivant, à la connaissance de quiconque. Les fiançailles, puis le mariage, des deux héritiers, devaient permettre la fusion des Royaumes Jumeaux pour qu'ils redeviennent l'ancienne Asiar ; la situation géopolitique exigeait un royaume unique et fort, au risque sinon de se faire avaler par de plus grandes puissances.

Point de fiançailles, donc ; cependant, les deux familles descendant d'un même sang, si le trône de l'un devenait vacant il revenait tout naturellement par héritage à l'autre branche de la famille : ainsi Asiar renaîtrait quand même. On attendait impatiemment que le prince de Siarest monte enfin sur le trône et revendique la souveraineté plénière d'Asiar, mais son vizir, devenu régent suite à la mort du roi de Siarest — mort ayant suivie de peu celle de sa reine en couches — semblait rechigner à couronner son jeune prince. Il faut dire que l'attitude mollassonne de celui-ci vis-à-vis de ses devoirs ne portait pas en sa faveur : on le disait plus attiré par les plaisirs de la Cour que par la Couronne, aussi était-il surnommé le Prince Mol.

Là encore se murmurait que peut-être le vizir appréciait trop le pouvoir pour le lâcher si simplement, et encourageait peut-être aussi le Prince Mol dans ses vices de noble oisif...
Il est vrai que le vizir tenait les rênes des deux trônes d'une main de fer dans un gantelet d'acier. Il avait fait renaître Asiar dans le sang du peuple, le taxant fortement et matant sans la moindre pitié toute forme de protestation. Il n'était guère surprenant qu'une rébellion de guérilla se soit formée quelques semaines à peine après son accession à la régence ; rébellion qui, au lieu de s'essouffler depuis toutes ces années, ne faisait que se renforcer au fil du temps et des répressions…

Ainsi en était la situation ; le Prince Mol et sa cour personnelle de flagorneurs se prélassaient dans le Palais d'Été lorsqu'un raid des rebelles l'attaqua aux petites heures du jour. Les rebelles défirent la garde avant que l'alerte puisse être donnée. Méthodiquement, ils investirent le Palais, s'emparant de certains objets de valeurs, raflant toutes les armes et armures du corps de garde, et capturant des nobles préalablement ciblés.

Ce fut Siara qui trouva finalement le Prince Mol, caché sous les couvertures d'un lit qui n'était pas le sien, tout tremblotant de peur. C'est d'ailleurs le mouvement saccadé des tissus qui alerta la jeune femme revêche. Soulevant doucement le coin d'une couverture du bout de son épée courte, elle fut récompensée d'un :

— Non ! Laissez-moi, je ne suis qu'un serviteur, laissez-moi vivre je vous en prie ! émis d'un ton larmoyant.

La même voix, étouffée par l'épaisseur textile, reprit :

— Je crois qu'il y a des bijoux derrière une brique, sur ce mur ! Prenez-les et oubliez-moi !

Siara vit la forme d'un doigt soulever les couvertures et pointer dans la direction donnée. Elle ricana brièvement et souleva d'un grand mouvement de sa lame les riches tissus, pour découvrir un jeune homme effaré aux épais cheveux noirs emmêlés, les yeux bouffis d'une nuit passée à boire et à fumer les dernières drogues récréatives en vogue chez les nobles assez riches pour se les payer. Pas besoin de d'être grand clerc pour savoir que cet homme n'était pas un serviteur.

— Lève-toi, le froussard ! Menaça-t-elle.

Siara crut que l'homme allait se vider la vessie de peur. Il fixait la pointe de l'épée de ses yeux chassieux.

— J'aime mieux pas, répondit-il finalement. Je ne suis pas sûr de pouvoir tenir debout.

(— Incroyable. Il est mort de trouille mais capable de répondre ça... C'est parce qu'il est drogué ou juste idiot ?) pensa Siara.

— Tu te lèves ou je te fends les bourses en deux, l'effrayé ! poursuivit-elle à haute voix.

— ... Bon, d'accord... fit l'homme de sa voix pleurnicharde.

Prudemment, il s'accouda, accommoda son regard sur la jeune femme, plissa les yeux d'un air appréciateur avant de se rappeler de l'épée et s'assit pour reprendre son souffle.

(— Il a pourtant l'air jeune, celui-là, à souffler comme un vieux bœuf... Ah, les nobles !) pensa Siara.

Le jeune homme plissa à nouveau les yeux en scrutant la jeune femme.

— Dites voir, belle damoiselle... Votre physique peut vous permettre une vie plus agréable que le port de l'épée, pourquoi donc…

Siara fit siffler son épée aux oreilles de l'effronté.

— Tous les mêmes, ces noblaillons, persifla-t-elle. Lèves-toi et passe devant, tu vas rejoindre tes camarades dans la Grande Cour.

— Damoiselle, sachez que je n'ai pas de "camarades" ! s'exclama-t-il en bombant stupidement le torse.  Tout au plus des sujets ! Je suis…

— Le Prince Mol, hein ?

Il bafouilla d'indignation sous l'épithète peu flatteuse accolée à son titre.

— Je me disais bien aussi que votre tête me disait quelque chose... Votre Altesse ! continua Siara en faisant un simulacre de révérence de sa main libre. Ça tombe bien, c'est vous que nous sommes venus chercher. Allez, debout, Votre Altesse, et plus vite que ça ! Et fermez votre royale bouche avant d'avaler des mouches !

— Celles qui vous tournent autour peut-être ? rétorqua le Prince d'un air outré.

Siara zébra l'air de sa lame et une fente s'ouvrit dans le vêtement du Prince.

— Allez, Votre Altesse. Je ne me répéterais plus.

Vaincu, il lui obéit. Ses jambes flageolantes avaient peine à le maintenir et Siara dut l'aider. Intérieurement Siaraline était profondément choquée de voir que le petit Prince si vif de ses souvenirs était devenu cette loque hautaine et vaine... Et certainement source de problèmes !

Siara fut obligée de soutenir le Prince Mol durant tout le trajet, jusqu'au moment où il trébucha dans les escaliers et s'arrangea pour lui tomber dessus. Non seulement il en profita pour la peloter rapidement mais en plus il tenta de s'enfuir, soudain alerte sur des jambes solides : furieuse d'avoir été jouée, Siara le poursuivit et le fit tomber rudement, s'asseyant sur son dos tout en serrant ses poignets d'une main ferme, les lui remontant aussi près des omoplates que possible. De l'autre, elle tailla une lanière à coups d'une dague tirée de sa ceinture dans les vêtements du Prince et lui lia les poignets si serrés qu'il se plaignit de la douleur ; elle vérifia que le sang circulait bien dans les poignets puis bâillonna le Prince d'une autre bande de tissu. Puis elle se releva en rangeant sa dague, reprit son épée et l'agita devant les yeux accusateurs du Prince.

— Vous avez plus de ressources que je ne le pensais, félicitations. Nous parviendrons peut-être à tirer quelque chose de vous, après tout. Maintenant allons-y, Votre Altesse. Nous sommes attendus.

Ils parvinrent enfin à la Grande Cour et Siara vit que leur intervention était presque terminée. Plusieurs prisonniers dans leurs vêtements de luxe froissés écarquillèrent les yeux en reconnaissant le Prince et Siara fit rapidement son rapport au chef de son équipe, surveillant du coin de l'œil son royal prisonnier. Puis les rebelles finirent de s'organiser et repartirent avec leur butin et leurs prisonniers. Après une ou deux heures de voyage, la troupe se sépara en trois groupes qui prirent chacun une direction différentes, afin de rendre leur pistage plus ardu pour les escouades que le Grand Vizir ne manquerait pas de lancer à leur poursuite. Puis chacun des groupes se divisa à plusieurs reprises, leurs traces se confondant sur les pistes avec celles de marchands ou de paysans…

Le temps que l'escouade envoyée par le Grand Vizir parvienne au Palais d'Été, les rebelles avaient totalement disparus.

Regarde comme tu brilles

Nage dans le soleil
Comme un poisson dans l'eau
Voit comme elles brillent tes écailles

Aphyosemion australe var gold, mâle.

Difficile de prendre une photo de mon poisson dans le soleil... Parce qu'il est très vif ! Je précise en outre que la seule retouche effectuée sur cette photo a été le recadrage.

dimanche 3 mai 2020

La princesse mercenaire (5)


Épuisée par une journée de chevauchée, la fillette hésita : devait-elle se rapprocher de ce feu qu'elle apercevait ou non ?

Elle avait faim et froid, elle avait déjà survécu au viol et à l'incendie : elle s'approcha, découvrant un homme tanné par le temps et les combats, la main prudemment posée sur la garde de son épée, et dont les mèches blanches et les cicatrices témoignaient de son métier.

Le mercenaire qui était passé par le village quelques jours plus tôt. Elle avait fini par le rattraper.

L'homme buriné se détendit et parla d'une voix fatiguée :

— Hé alors fillette, qu'est-ce qui peut bien t'amener près du feu d'un vieil homme en pleine forêt et si tard le soir ?

— Je demande une place auprès de votre feu, pour manger et me reposer, répondit-elle, un peu tendue.

— Accordé. Allez descends de là, petite, viens t'asseoir. Tu vas finir par tomber de ta monture, autrement.

Elle faillit bien tomber en effet, toute courbaturée de sa longue chevauchée. Le mercenaire fut frappé du regard de la fillette, contrastant avec sa beauté naissante. Il connaissait bien ces yeux-là... Il l'avait vu trop de fois chez nombre de femmes et d'enfants, après la guerre ou dans les quartiers les plus misérables. Quelques-uns de ces enfants devenaient mercenaires et finissaient souvent par mourir sur le champ de bataille. Il se rassit de l'autre côté du feu, sans rien dire, et la fillette lui fut reconnaissante de son silence. Sans un bruit, sans un geste, apparemment concentré sur sa tasse de boisson chaude, le mercenaire l'étudia du coin de l’œil. Il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi la jeune fille s'était enfuie de chez elle, alors que les villages de ce pays étaient remarquablement bien entretenus et les habitants manifestement heureux et en bonne santé, au sein de communautés très solidaires : c'était assez rare dans ce monde pour être signalé, et ce d'autant plus qu'il n'y avait plus de gouvernement central sous l'autorité d'une lignée de noble naissance depuis une décennie au moins... Ce qui commençait à attirer l'attention de certains autres pays, dont les gouvernants les plus injustes craignaient, et à juste titre, que cet exemple n'incite leur propre peuple à se rebeller contre eux.

La fillette attacha son cheval à une branche, de sorte qu'il puisse être facilement détaché au besoin, lui posa devant les naseaux une poche remplie de grains qu'elle tira des sacoches de selle, puis s'assit avec précaution derrière le feu et mangea un morceau de pain et une poignée de fruits secs. Elle but quelques gorgées d'eau puis s'enroula dans un carré de laine, dos au feu, et ne tarda pas à s'endormir.

— Elle doit vraiment être épuisée, pauvrette, murmura le mercenaire.

Il rangea à son tour ses affaires et se coucha de la même façon, une dague à portée de main.


Le lendemain matin, revigorée, la fillette tenta de le convaincre de l'amener avec lui jusqu'à ce camp d'hiver. Il commença par refuser et elle ajouta qu'elle le suivrait de loin de toute façon et que si elle le perdait de vue elle poursuivrait seule son chemin. Il objecta les difficultés et les dangers de la route pour une jolie petite villageoise ignorante, mais elle se contenta de hausser une épaule.

— Je m'en fiche de mourir, je suis déjà morte. Si je suis incapable d'atteindre le premier but que je me suis fixé, je n'atteindrais jamais mon objectif ultime. Si vous m'emmenez avec vous, ça me donnera une chance supplémentaire de parvenir à mes fins. Aidez-moi ou pas.

Le mercenaire baissa les bras. Ça ne lui coûtait rien, après tout. Lorsqu'il s'enquit des raisons pour lesquelles elle se rendait à ce camp de mercenaires, il ne fut pas surpris de s'entendre répondre qu'elle souhaitait apprendre à combattre.

Le mercenaire était trop vieux pour participer encore aux batailles, sauf cas d'urgence, aussi la compagnie auprès de laquelle il était engagé l'avait-elle assignée au poste d'enseignant après cette dernière mission dont il revenait. Il décida en chemin de tester les connaissances de la fillette, puis de lui enseigner quelques bases théoriques. Il fut surpris de rencontrer chez une petite villageoise d'un pays paisible la connaissance des plus grandes batailles de l'Histoire, le nom des grandes compagnies de mercenaires, une certaine connaissance du nom et de l'aspect de différentes armes... La fillette avait lu tout cela dans ses livres, elle qui aimait tant savoir les choses. S'il devait estimer le genre d'arme qu'elle pouvait manier, il la voyait plutôt avec des dagues, ou peut-être une épée longue et fine... Elle devait pouvoir être vive et prompte, et ses mouvements étaient précis. Avec un peu d'affûtage, cette petite pouvait devenir une bonne lame, et son esprit et sa personnalité lui permettrait, si elle survivait jusque-là, d'obtenir un poste à responsabilité...

Le temps d'arriver au camp d'hiver, le mercenaire était convaincu et la recommanda au capitaine. Ainsi la fillette fut prise en charge par la compagnie des Éclairs et commença le long apprentissage du métier difficile, ingrat et mortel de mercenaire...

mardi 28 avril 2020

La princesse mercenaire (4)


Lorsqu'elle se réveilla enfin, la gorge et les bronches douloureuses de la fumée, couverte de suie et brûlée en plusieurs endroits, elle examina son environnement, refusant de laisser la nuit passée se rappeler à son esprit.

La chambre d'amis de l'Archiviste était réservée généralement aux hôtes appréciés ou d'une certaine qualité, aussi était-elle très propre et agréablement décorée de quelques peintures. Des murs clairs, un lit aux draps soigneusement tirés, une fenêtre donnant sur le petit jardin d'agrément derrière la maison, derrière un rideau fin permettant de préserver l'intimité. Un bureau admirablement sculpté, et dessus du parchemin, un encrier, enfin tout le matériel nécessaire pour écrire et dessiner.

La maison était anormalement silencieuse. Quelle heure était-il ? À en juger par la lumière, le jour était levé depuis un moment. Tout doucement, la jeune fille se releva, puis sortit de sa chambre à pas précautionneux. Elle n'avait étonnamment laissé que peu de traces de pas. Elle retourna à la cuisine.

C'était heureux que l'Archiviste l'ait déjà invitée à venir dîner dans sa demeure, et qu'elle ait aidé au repas, car elle savait à peu près où était rangé ce qu'elle cherchait. Elle but à nouveau de l'eau de la cruche, dévora un morceau de pain et de charcuterie, et s'étonna enfin du silence tandis qu'elle nettoyait les miettes. Elle explora la maison, et découvrit qu'elle y était seule. Sans doute l'Archiviste et tout le village s'étaient-ils réunis pour... non, elle refusait d'y penser. Pourtant, il le fallait bien. Gacrow avait dû repartir, pouvait-elle sortir de la maison et chercher les villageois ? Lilette aurait besoin d'elle c'était sûr, et de plus il ne devait y avoir qu'un seul corps dans les ruines de la maison, donc ils se demanderaient sûrement où elle se trouvait. Mais une maison pouvait brûler si fort - elle se souvenait de l'incendie d'une étable quelques années auparavant, même les os des animaux qui n'avaient pu s'échapper étaient réduits à l'état d'esquilles... Alors une maison... Mais, si elle faisait connaître au village qu'elle avait survécu, Gacrow tenterait sûrement de la tuer à nouveau en revenant, non ? Mais, les villageois la protégerait de lui, il lui fallait à tout prix écrire son témoignage. Mais... Les villageois pourraient-ils vraiment la protéger d'un homme tel que lui ?

Rassemblant ses pensées, elle fit le point. Elle était la Princesse Héritière du Royaume des Branches Vertes. Elle avait survécu à deux tentatives d'assassinat - à sa naissance et la veille, à l'âge de treize ans. Le seul ennemi qu'elle se connaissait était ce Gacrow, anciennement garde au château, mais en réalité un assassin, et son mystérieux Maître.

Que devait-elle faire à présent ? Non, que voulait-elle faire ? D'abord, faire payer à Gacrow. Et ensuite ? ... Proclamer son identité réelle et reprendre son trône ? Ce Maître inconnu risquait de lui envoyer d'autres assassins, non ? Et elle était trop jeune pour régner, de toute façon, sans compter un château incendié et en ruine, mais sa mère - sa mère adoptive, rectifia-t-elle aussitôt - l'avait pourtant protégée et élevée dans cet espoir...

Elle prit sa décision. D'abord, survivre, et pour cela laisser croire à tous qu'elle était morte. Ensuite apprendre le combat, au corps à corps, à l'épée, à l'arc, peu importait. Gagner de l'argent au passage si cela était possible. Puis tuer Gacrow et annoncer sa véritable identité. La jeune fille se souvint de ce mercenaire fatigué qui était passé trois jours plus tôt au village, en route vers le lointain camp d'hiver d'une compagnie réputée pour y devenir enseignant. En "empruntant" le cheval le plus rapide du village, peut-être pourrait-elle le rattraper et lui demander si elle pouvait l'accompagner. Elle qui était avide de connaissances, elle avait bien retenu ses leçons de géographie et savait à peu près où se situait le camp d'hiver de la Compagnie des Éclairs et combien de temps faire la route lui prendrait... théoriquement.

La jeune fille alla rapidement se nettoyer dans la confortable salle d'eau de la maison, grimaçant lorsqu'elle savonna et rinça les endroits sensibles - elle ne toucha pas l'entrejambe - puis fouilla le bureau personnel de l'Archiviste jusqu'à trouver la Plume de Vérité. Elle savait comment l'utiliser, il le lui avait expliqué. Elle respira lentement à plusieurs reprises, puis entama le petit rituel très simple nécessaire pour que l'enchantement se mette en route. Se détachant autant qu'elle le pouvait de ses émotions, elle entreprit d'écrire son Témoignage, ne pouvant s'empêcher malgré tout de pleurer sur la fin. Enfin, elle sabla le parchemin pour sécher l'encre, puis le cacha discrètement sous un autre parchemin vierge, par précaution, ne laissant dépasser qu'un petit coin. Elle laissa cependant la Plume en évidence.

Vite, le jour avançait, l'Archiviste ou sa sœur risquaient de revenir à tout instant... Elle voulait que personne ne la voit, seul le vieil homme saurait qu'elle était en vie et uniquement par le biais du Témoignage. Elle retourna dans la chambre d'amis, pris le sac que sa mère - non, mère adoptive - avait caché dans le cellier désormais détruit et examina son contenu. Nourritures de longue conservation, chaussures, couteau, vêtements de rechange et monnaie... La jeune fille fila à la cuisine, ajouta à son sac quelques provisions supplémentaires avant de trouver la chambre de la sœur du vieil homme et de lui emprunter un vêtement. Trop grand, tant pis, ça valait mieux que ces haillons déchirés et brûlés qu'elle portait. Elle alla jeter ceux-ci dans le tas de compost, au potager, s'assura rapidement qu'elle laissait le moins de traces possibles de son passage dans la maison puis se dirigea vers une cachette secrète qu'elle connaissait pas très loin. Jamais elle n'aurait cru que ses jeux d'enfants lui servirait ainsi ! Elle se terra là tout le jour, ne cessant de se demander, à demi somnolente, si elle prenait la bonne décision. Tout lui semblait si irréel... Mais l'odeur de brûlé qui flottait encore dans l'air et les marques sur sa peau se rappelaient sans cesse à elle et les larmes menaçaient de se transformer en sanglots.

La nuit venue, elle se rendit discrètement à l'écurie où se trouvait le cheval qu'elle avait choisi. Elle savait heureusement monter à cheval, sa mère, non, sa mère adoptive, s'en était assurée. Maintenant qu'elle y pensait, celle-ci avait tenu à ce que la jeune fille apprenne beaucoup de choses que peu de petites villageoises apprenaient, profitant de sa soif de savoir, tout en lui rappelant régulièrement de ne pas trop en faire étalage.

Elle prépara le cheval, lui caressant régulièrement les naseaux pour éviter qu'il fasse du bruit, attacha son sac en bonne place puis le sortit doucement de l'écurie, en surveillant les alentours. Il ne manquerait plus qu'on la voit voler un bien si précieux ! Elle enfourcha son cheval, grimaçant lorsque son entrejambe toucha la selle. Elle avait presque oublié... Puis elle mena sa monture au pas, sinuant entre les maisons, passant d'une zone d'ombre à une autre - heureusement que c'était la nouvelle lune, cette nuit, et qu'elle connaissait par cœur son village.

Elle en sortit enfin et passa au trot dès qu'elle fut assez loin sous les arbres, prenant le même chemin que le mercenaire qu'elle espérait rattraper.

vendredi 24 avril 2020

Asiar (1)

Le palefrenier fit passer la princesse pour sa petite nièce, Siaraline devenant Liline, muette et docile depuis la mort tragique de ses parents. Un bon mensonge, disait-il, doit comporter une grande part de vérité afin d'être le plus crédible et le plus simple à maintenir dans le temps. Cela permettait également à la princesse de ne pas se trahir par un langage et une attitude supérieurs à sa nouvelle condition. Émus par cette histoire, les gens n'en demandaient pas plus et venaient en aide de bon cœur au vieil homme et à la petite fille, d'autant plus qu'ils ne demandaient presque rien : juste un endroit où passer la nuit, un peu de nourriture…

Le plan du vieil homme était d'amener la princesse aussi discrètement que possible jusqu'au palais de Siarest. Il avait beau n'être qu'un palefrenier, il se doutait bien que de simples voleurs n'auraient jamais été aussi nombreux, et tous avec des armes et armures de même et bonne facture. Une fois au palais, il trouverait bien le moyen d'amener la princesse à une audience avec le Roi de Siarest. Dans la famille de son fiancé, elle serait certainement en sécurité. Il ne pensait pas que cette famille puisse être à l'origine du massacre, il inclinait plutôt pour un des pays voisins les plus agressifs.

À pied, le voyage vers la capitale de Siarest prit plusieurs semaines pendant lesquelles la princesse apprit petit à petit à se comporter comme une fille du peuple. Elle apprenait vite et semblait avoir peu ou prou oublié la tragédie qu'elle avait vécu : conscient de la fragilité de son état mental, le palefrenier évitait au maximum de parler du passé afin de ne pas la bousculer. Enfin, ils parvinrent à la capitale, puis au palais royal. Le palefrenier possédait quelques contacts, des serviteurs qui avaient accompagnés des années auparavant le Roi de Siarest jusqu'en Asiest pour négocier les fiançailles. Il amena la jeune princesse avec lui jusque dans le palais, puis la laissa dans les Jardins Royaux, librement accessibles aux visiteurs, tandis qu'il tentait d'obtenir une audience privée.

La princesse, curieuse, se promena et admira des plantes qui lui étaient inconnues. Soigneusement entretenues, des allées pavées sinuaient entre des parterres de feuillages panachés et de fleurs vivement colorées : c'était un régal pour les yeux. La fillette oublia tout et se perdit dans la contemplation de toute cette beauté, découvrant de nouveaux tableaux à chaque nouveau parterre. Enfin elle parvint à un carré de pelouse entourée de haies d'herbes hautes et de quelques arbres. L'endroit était simple, chaleureux et intime, avec une petite table et ses bancs de pierre sculptés. Un garçon du même âge qu'elle se tenait, boudeur, sur un banc. Ses cheveux noirs touffus se dressaient en bataille sur sa tête, et ses joues posées sur ses mains se gonflaient d'indignation. À ses vêtements, la princesse devina qu'il était de noble naissance. Avec la candeur de l'enfance, Siaraline s'approcha de lui et lui demanda pourquoi il était de si méchante humeur.

Le jeune noble se redressa en sursaut et la toisa du regard, observant les habits populaires et crasseux dont elle était vêtue. La princesse rougit : elle avait oublié d'agir en rustaude et parlé de son ton de princesse ! Le petit noble se décida enfin à parler :

— Et qui es-tu, toi, pour m'adresser ainsi la parole, et avec un tel accoutrement ? Tes manières ne s'accordent pas à ton apparence.

Contrite, Liline baissa la tête.

— Alors ! l'apostropha-t-il. Oh et puis zut ! poursuivit-il d'un ton plus normal. On s'en fiche de qui tu es, j'en ai assez d'être tout seul, le Grand Vizir refuse toujours que je joue avec les autres enfants... "Mon Prince, songez à votre statut, vous ne pouvez vous commettre avec des enfants d'un statut trop inférieur !" et puis encore "Votre Altesse, considérez votre rang, ignorez ces va-nu-pieds et allez plutôt discuter avec tel ou tel fils de noble !"

Le prince de Siarest, puisque c'était lui, poussa un grognement bien peu royal.

— Je ne sais pas ce que tu fais ici, puisque les filles comme toi sont normalement reléguées aux cuisines ou je ne sais où, bien que les Jardins Royaux soient sensés être accessibles à tout le personnel du palais par ordre de mon père le Roi. Mais puisque tu es ici, poursuivit-il d'un ton soudain timide, veux-tu bien parler et peut-être aussi jouer avec moi ?

La princesse fut stupéfaite. Ainsi donc c'était lui le garçon qu'elle devait épouser un jour ? Quel étrange petit prince ! Se rappelant son rôle de petite-nièce de palefrenier, elle ne pouvait refuser la requête du prince et de plus, elle était curieuse d'apprendre à connaître son promis. Elle rit intérieurement de la tête qu'il ferait lorsqu'il découvrirait que cette fillette aux manières plus nobles que son apparence était sa promise.

— Oui, Votre Altesse, répondit Liline en se fendant d'une révérence délibérément maladroite.
Le sourire du petit prince fut si lumineux qu'il en éblouit la fillette.


Ensemble, les deux enfants jouèrent durant des heures et devinrent les meilleurs amis du monde. Jamais le prince ne s'était autant amusé avec quelqu'un de son âge, fille ou pas, et la princesse n'avait pas ri depuis des semaines : elle se sentait revivre. Elle pensait qu'elle pourrait vivre heureuse ici avec le prince, quand soudain le son lugubre d'une corne de brume se fit entendre. Le prince se figea, une main en l'air, et son sourire radieux fit place à un air apeuré.

— Que se passe-t-il ? demanda Liline.

La main du prince retomba.

— Quelqu'un est mort, dit-il d'une voix blanche. Quelqu'un de haut placé.
Liline s'avança et serra les mains du prince entre les siennes. Ensemble, ils attendirent

Ce fut le Grand Vizir en personne qui s'avança à la rencontre des enfants. Il grimaça légèrement lorsqu'il découvrit la fillette et elle-même le détesta au premier regard. Solennel, il s'arrêta devant le prince, s'agenouilla et annonça :

— Votre Altesse, le Roi votre père est mort aujourd'hui d'une chute de sa monture, durant la chasse. Permettez-moi de vous jurer allégeance.

— Je... Je reçois votre allégeance, bégaya le garçon, levant une main.

— Votre Altesse... vous êtes encore mineur. Il vous faut un Régent pour gérer les Royaumes de Siarest et d'Asiest en attendant que vous atteigniez l'âge adulte et soyez couronné Roi. Me permettez-vous d'être votre Régent ?

Le garçon hésita. Il n'aimait pas trop le Grand Vizir, mais il le savait au courant des affaires du Royaume, c'était son travail après tout. Sa mère la Reine était décédée à peine quelques mois plus tôt, en tentant de donner une fois de plus le jour à un nouvel enfant royal, sinon il l'aurait choisie, elle, plus que quiconque d'autre. Il regarda sa nouvelle amie, et celle-ci lui pressa la main, ne pouvant guère intervenir dans son choix.

— D'accord, décida le prince. Je vous choisis comme mon Régent.

— Bien ! fit le Vizir, immensément satisfait. Allons officialiser cela de suite, et ensuite nous pourrons procéder aux funérailles conformément à la coutume.

Le Vizir fit signe à un serviteur discret d'emmener le prince. Celui-ci allait le suivre, entraînant Liline avec lui, lorsque le Grand Vizir les arrêta et les sépara. Le prince protesta, mais le Grand Vizir n'en tint aucunement compte.

— Mais elle est mon amie ! s'exclama le prince. Si ce sont ses vêtements qui vous gênent, faites-la vêtir convenablement, mais elle vient avec moi ! Je veux qu'elle vienne avec moi, non, je l'ordonne, elle est ma seule amie et j'ai besoin d'elle !

— Pardonnez-moi, Votre Altesse, bien que je vous ai juré allégeance, en tant que votre Régent mon autorité surpasse pour le moment la vôtre. Cette gamine va retourner d'où elle vient, et je m'assurerais que vous aurez l'escorte qui convient à votre rang. Allez-y, ajouta-t-il à l'intention du serviteur qui entraîna le garçon avec lui, trop accablé de la décision de son Régent pour résister plus longtemps.

Siaraline ne put garder le silence en voyant le regard suppliant du prince et joignit ses mains en une prière :

— Votre Grâce, je vous en prie... Considérez l'immense perte du prince, tout royal qu'il soit il n'en a pas moins besoin du réconfort que je puis lui apporter... Au moins jusqu'à ce que l'escorte que vous lui choisirez soit prête, je vous en conjure laissez-moi rester auprès de lui !

Le Grand Vizir la regarda d'un œil nouveau.

— Tu parles bien, gamine, fit-il d'un ton étrange. En sus de cela tu es plus mignonne et soignée qu'il n'y paraît au premier abord. Sans doute es-tu la quelconque bâtarde d'un noblaillon qui possède assez d'amour-propre pour te donner un semblant d'éducation mais ne se soucie guère de ta vêture. Sans doute t'a-t-il ordonné d'approcher le prince dans l'espoir de se rapprocher lui-même du trône... Peu importe de qui il s'agit, à vrai dire, je vais t'utiliser à mon tour pour lui donner une leçon que ni lui ni toi n'oublierez jamais. Viens par ici, ajouta-t-il en lui empoignant le bras.

Par réflexe, Liline tira dans l'autre sens, mais le Grand Vizir était un homme adulte et puissant et n'eut aucun mal à l'amener avec lui à travers les Jardins Royaux jusqu'à une petite bâtisse cachée derrière une touffe de bambous. Il ouvrit la porte d'un coup de pied et Siaraline eut le temps d'apercevoir une pelle et des cisailles avant que le Grand Vizir ne la jette en travers. Elle eut le souffle coupé en atterrissant sur un manche en bois dur, et crut s'être cassée une côte. Elle se releva tant bien que mal, ses yeux s'accommodant de la faible lueur d'une lucarne. Elle entendit un petit sifflement et se retourna : le Grand Vizir venait de tirer de la ceinture un fouet à lanières. Celui-ci était sensé être décoratif, symbole de sa fonction, mais l'on voyait à son état qu'il avait déjà servi.
Les yeux du Grand Vizir semblèrent briller dans l'obscurité, lorsque son bras se leva et s'abattit brutalement...On jeta une forme ensanglantée par une poterne brièvement ouverte. La fillette, le dos lacéré de multiples coups de fouet, eut à peine la force de lever les bras pour empêcher son visage de cogner contre les pavés. Brisée de douleur, elle s'évanouit à nouveau.

Lorsqu'elle reprit conscience, couchée sur le ventre, au travers d'une brume de souffrance, elle entendit la voix du vieux palefrenier qui remerciait quelqu'un. Une voix de femme répondit avec douceur, et une fraîcheur bienfaisante baigna soudain le dos meurtri de la fillette. On lui lava et sécha le dos avec une grande délicatesse, avant de passer une crème apaisante. La fillette s'endormit.
Des jours plus tard, le vieux palefrenier et la fillette quittèrent la capitale.

lundi 20 avril 2020

La princesse mercenaire (3)


Dans sa course éperdue, la jeune fille s'aperçut qu'elle avait machinalement ré-enroulé le parchemin. Elle ouvrit la porte de sa maison à toute volée, en appelant sa mère ; elle l'entendit répondre de la cuisine. Elle se précipita vers la voix tant aimée, et faillit faire tomber la petite femme replète qui s'essuyait les mains dans son tablier.

— Qu'y a-t-il, ma chérie, que tu sois si pressée ? Oooh, ta chemise, mais que...

— C'est... c'est Gacrow ! bégaya la jeune fille, interrompant sa mère et lui montrant le Rouleau Scellé. Il est revenu, il lisait ça aux Archives et... !

Sa mère fronça les sourcils, tendit la main vers le Rouleau et le reconnut. Elle inspira sous l'effet de la surprise :

— Gacrow, dis-tu ? Mais il est parti pour sa tournée d'automne...

— C'est lui qui a déchiré ma chemise ! Il a parlé d'une marque sur mon épaule !

La femme entoura soudain la jeune fille de ses bras et la serra fortement contre elle. Elle lui murmura à l'oreille :

— Va dans le cellier, prend le sac qui se trouve sous la planche descellée sous le sac de farine, tu fileras ensuite par la trappe du fond droit chez l'Archiviste.

— Maman ?

— Va, ma fille, va, fais vite, il y va de ta vie ! Oh, ce Gacrow, mais pourquoi ai-je... Quelle idiote, mais quelle idiote j'ai été toutes ces années ! s'écria la femme en allant son chercher son couteau de cuisine le plus acéré et se postant à la porte.

Abasourdie, la jeune fille allait franchir la porte du cellier lorsqu'elle entendit le cri de sa mère. Tournant la tête, elle vit Gacrow enfoncer un couteau dans le ventre de sa mère et remonter sous les côtes. Le sang gicla sur sa chemise lorsqu'il le retira et il jura avant de s'exclamer :

— J'ai perdu la main, depuis le temps que je joue au bon mari !

La jeune fille vit sa mère s'écrouler au ralenti, la vision floue, et s'avança vers elle. Gacrow l'intercepta :

— Toi, petite garce, je vais te faire payer les coups que tu m'as infligé !

Il lança la main vers l'arrière de sa tête et attrapa une pleine poignée de cheveux blonds ; il la tira vers lui et elle cria de douleur avant d'en recevoir un autre dans le ventre et d'être mise à genoux. Elle tendit la main vers sa mère agonisante et reçut un coup de poing en plein visage ; étourdie, elle tomba à terre, aux côtés de sa mère. Celle-ci avait porté les mains à sa blessure, et le sang coulait à travers les doigts. Aucun son ne sortit de sa bouche lorsqu'elle tenta de murmurer, ou peut-être la jeune fille n'avait-elle plus la force d'entendre...

Lorsque l'homme lui écarta les jambes, arracha ses vêtements et la viola, elle ne réagit pas. Elle regardait sa mère dans les yeux, ignorant le déchirement douloureux entre ses cuisses, les ahans de l'homme, curieusement détachée, attendant simplement que ça se termine.

Les coups de hanches s'accélérèrent soudain, et la jeune fille se raccrocha instinctivement aux carreaux grossier du sol, mais ses doigts gourds peinaient à remuer. Enfin l'homme s'immobilisa, frémissant, exhalant un long soupir. Il s'affala un instant sur elle, puis se releva et se retira de son corps.

— Bon, voilà qui est mieux, dit-il. J'aurais préféré ta vraie mère, c'est sûr, elle au moins était mûre, et à vrai dire ta mère adoptive possède quelques compétences intéressantes elle aussi. Enfin, possédait, devrais-je dire, ricana-t-il. Enfin j'ai achevé la mission d'éliminer la lignée royale de ce royaume des arbres que mon Maître m'a confiée depuis tant d'années ! Il sera content et me reprendra peut-être auprès de lui.

Il rajusta sa ceinture et s'intéressa au foyer dans lequel se trouvaient quelques braises ardentes. Sifflotant, il prit un bâton et fourragea dans les braises de façon à en répandre un peu partout sur le sol, puis enflamma une branche et la passa sur tout ce qui pouvait prendre feu dans la cuisine : la table de bois, la porte du cellier, divers outils de cuisine en bois, un petit sac de farine... Bientôt la fumée dégagée le fit tousser et il entrouvrit la fenêtre, attisant les flammes tout en respirant un peu d'air frais.

— Bon, il est temps que je reparte faire ma tournée d'automne... Je ne reviendrais que pour pleurer le tragique incendie qui m'a fait perdre ma tendre épouse et mes filles chéries en mon absence ! J'imagine que la cadette dors là-haut, vu l'heure qu'il est. Toujours un sommeil de plomb, cette petite, c'est incroyable.

Il s'en alla, non sans donner un dernier coup de pied à la femme agonisante.

Dès qu'il fut partit, la jeune fille tenta de rassembler ses pensées. Tâche impossible, mais il le fallait... Les flammes... Le Rouleau... Où était-il ? Déjà parti en fumée ?

— Maman...

— Ma fille... murmura douloureusement la femme.

— Non, ne parle pas, je t'en prie, je t'en prie, laisse-moi t'aider...

— Chut ! ma fille, écoute ! Fais ce que je t'ai dit, prends le sac, va chez l'Archiviste et raconte-lui tout, écris ton témoignage avec la Plume de Vérité. Lilette est chez sa meilleure amie, qu'elle y reste, je le veux. Et Lisanna, Kissandre, sache que je t'aime comme si je t'avais donné naissance ! Va, maintenant, avant de brûler vive ! Ne laisse pas cet homme gagner...

La femme trouva la force de lever la main et de caresser la joue de la jeune fille, puis mourut.


Morte. De l'intérieur. Plus d'émotions, rien que le vide, la mort. Maman. Ses dernières volontés. La jeune fille se releva, toussa dans la fumée, se remit à quatre pattes et crapahuta jusqu'au cellier. Le Rouleau Scellé est là, tombé à terre. Vite, plus vite. Les flammes. Elle trouva le sac et y mit machinalement le Rouleau, ressortit, tenta de tirer le cadavre par les pieds pour le sortir de là. Trop lourd. Tant pis. Son collier, que son premier époux lui offert à leur mariage, elle devait le prendre à son cou. Pour Lilette, sa petite sœur. Non. La petite sœur de l'enfant morte à sa place et dont on lui avait donné le nom et la vie. Quel concept inepte que la vie... Mais une autre était morte à sa place pour qu'elle puisse vivre, alors elle allait vivre, elle devait vivre et elle ferait payer à ce sale type tout le mal, toute la souffrance qu'il avait infligée en riant. Le collier, le sac, le Rouleau, les flammes, il faut partir. De l'autre côté. S'il est là à guetter, des fois qu'elle sorte... Il est sûrement trop arrogant pour le croire, mais on ne sait jamais, même s'il "a perdu la main". La porte de derrière... De l'air frais ! La vie, la vie, la souffrance mais aussi la vie. Maman va brûler. Lilette ne pourra pleurer que sur des cendres... Chez l'Archiviste.

Elle ne se souvint jamais du trajet, mais parvint jusque chez l'Archiviste sans que personne ne l'aperçoive. Les villageois étaient tous occupés à éteindre l'incendie et elle avait pris un chemin détourné. Ni l'Archiviste ni la plus jeune de ses sœurs, qui vivait avec lui et prenait soin du ménage, n'étaient présents dans leur demeure. La jeune fille entra quand même, passant par la porte de derrière, et alla boire de longues gorgées d'eau avant de se rendre jusqu'à la chambre d'amis et de s'écrouler sur le lit.

samedi 18 avril 2020

À ma fille

Puissé-je protéger ton sourire
Comme on n'a pu protéger le mien
Puissé-je préserver ta lumière
Comme la mienne s'est ternie

Puisses-tu vivre heureuse !


Moi, à l'âge de ma fille lors de l'écriture de cette pensée.

lundi 30 mars 2020

La princesse mercenaire (2)


 Treize auparavant, la reine et l'une de ses femmes de chambre enfantèrent à une journée d'écart. Chacune mit au monde une fille. Une huitaine de jours plus tard, la femme de chambre vint voir la reine et la princesse héritière, amenant avec elle sa propre enfant. Les deux femmes furent heureuses de se revoir, car la reine appréciait grandement cette jeune femme tant pour ses services que pour sa personnalité agréable et enjouée.

Ce fut hélas ce soir-là que des assaillants inconnus pénétrèrent le château, massacrant tout sur leur passage, pillant et violant, finissant par mettre le feu avant de repartir.


"Nous entendîmes d'abord des hurlements, lointains, puis se rapprochant. Ce fut trop tard que les cloches sonnèrent l'alerte, trop tard pour que la défense du château fut organisée, d'autant plus que la région était paisible depuis de nombreuses années et la garde du château n'était pas préparée à une telle chose... Les intrus avaient déjà commencé leur œuvre funeste. Bientôt les combats se rapprochèrent, nous perçûmes le bruit des armes s'entrechoquant et les cris des mourants. La Reine, qui tenait alors ma fille dans ses bras, tandis que je tenais la Princesse, m'intima d'aller me cacher dans l'alcôve cachée derrière une tenture, créée lors de la construction du château en cas d'intrusion ennemie. Les bruits se rapprochaient si vite, ils étaient derrière la porte... La porte s'ébranlait sous les coups ! Obéissant à la Reine, je me précipitais derrière la tenture, la tenant légèrement ouverte derrière moi pour que la Reine puisse m'y suivre. Les assaillants étaient sur le point d'ouvrir la porte... Les choses allaient trop vite, c'était impossible ! J'appelais la Reine, tendit la main pour la tirer à moi, à l'abri, mais elle me lança un regard navré puis referma la tenture sur moi, serrant toujours ma fille dans ses bras menus.

Je ne saurais reproduire ici les mots qu'elle lança aux envahisseurs, ils furent coupés nets par le son d'une lame tranchant la chair encore et encore une fois... J'entendis ensuite les assaillants se disputer pour avoir tué la Reine avant que de profiter de la beauté de son corps, puis se congratuler d'avoir éliminé le bébé qu'ils prenaient pour la Princesse Héritière... Je me mordis les lèvres jusqu'au sang, serrant à presque l'étouffer contre moi la Princesse réveillée par les bruits et l'odeur du sang, afin de l'empêcher de crier et de révéler notre position. Je dus perdre conscience un moment, tout en restant cependant dans la même position, car lorsque je repris mes sens le tumulte des combats s'était tu. Pendant longtemps encore, je n'osais bouger, transie de peur et de douleur d'avoir perdu et ma Reine et mon enfant !

Mon devoir était clair, cependant, je devais trouver une cachette plus sûre pour la Princesse. Je connaissais plusieurs façons de sortir discrètement du château. Je sortis à temps pour retrouver mon mari en notre ancien lieu de rendez-vous secret, du temps d'avant notre mariage. Derrière nous, des flammes s'élevaient du château, encore un peu et la Princesse et moi aurions péri dans les flammes ! N'eut été mon devoir envers la jeune Héritière, j'y serais retournée chercher le corps de mon enfant, quitte à mourir brûlée vive. Le cœur brisé, il me fallut pourtant raconter à mon mari la mort de notre Reine bien-aimée et celle de notre toute petite fille. Doublement accablé de chagrin, il me raconta celle de notre Roi tout autant aimé, l'épée à la main, vaillant jusqu'au bout bien que sachant que son talent de guerrier, si immense soit-il, et quelque peu rouillé par le manque de pratique, ne lui permettrait pas de contenir à lui seul tant d'assaillants. Quand nous rejoignîmes le village-capitale, sis au pied de la colline où s'érigeait le château, les gens prirent l'enfant dans nos bras pour notre petite Lissandra, et non pour la Princesse Héritière Kissandre ; nous ne les détrompâmes pas, encore incertains sur la conduite à tenir à cet égard.

Dès que nous le pûmes, mon mari et moi rencontrâmes l'Archiviste, seul dépositaire de la Plume de Vérité dans le village, afin que je témoigne des faits dans un Rouleau Scellé. L'Archiviste, mon mari et moi convînmes finalement de conserver le secret sur la survie de la Princesse, incertains que nous étions que le massacre ait pu être le fait d'un ennemi inconnu du royaume, et non simplement le fait de pillards bien organisés. L'Archiviste, de par sa position de Maître-Archiviste du royaume, pensait être en mesure d'empêcher qu'un nouveau souverain soit élu, en admettant que personne ne s'arroge le trône de force, en attendant que la Princesse soit en mesure de prendre possession de son héritage. Il savait, nous savions tous, que le Royaume pourrait se gouverner sans souverain pendant quelques années.

Il fut convenu que ce témoignage sous Rouleau Scellé, écrit de ma main à la Plume de Vérité, garante de la véracité de mes propos, serait remis en main propre lors du dix-huitième anniversaire de la Princesse Héritière, et qu'avec la marque royale tatouée sous son omoplate gauche elle recouvrerait son histoire et son identité. Libre alors à elle de répandre la vérité et de réclamer son trône, ou de conserver à jamais le secret et de vivre comme elle l'entend."


Abasourdie, Lissandra ne protesta pas lorsque son beau-père lui dénuda l'épaule gauche jusqu'aux côtes.

— Oui, la marque royale ! jubila-t-il. Mais je me posais de plus en plus de questions sur ta ressemblance grandissante avec la défunte Reine... Comme tout le village d'ailleurs ! C'était une étrangère, il y a peu de femmes dans cette forêt qui vous sert de royaume à posséder des cheveux d'un blond aussi pâlot !

Les pensées de la jeune fille étaient comme engluées. Cette histoire impossible... Mais écrite dans un Rouleau Scellé, donc à la Plume de Vérité enchantée par la magie, ils étaient forcément vrais !

— J'ai bien fait de laisser mourir le mari de ta mère adoptive sous les coups de boutoir de ce sanglier puis de la consoler ! continua-t-il.

"Quoi ?" pensa-t-elle.

— Ça n'a pas été bien difficile, d'ailleurs, poursuivit-il, la pauvre veuve était bien seule avec ses deux gamines, et comme j'étais celui qui avait assisté aux derniers instants de son cher époux... ! Mais c'est incroyable à quel point elle t'a protégée, Princesse ! Parvenant à justifier ta couleur de cheveux et toute ton apparence en exhumant le portrait de sa grand-mère qui venait vraiment du même pays que ta vraie mère, m'empêchant de jamais voir ton épaule nue... Tu peux remercier son fichu caractère de paysanne mal fagotée : elle ne s'est jamais soumise à ma domination malgré toutes les questions dont je l'ai discrètement pressée à ton sujet !

La jeune fille tenta maladroitement de remonter son casaquin sur l'épaule.

— Oh non, ma jolie Princesse, reprit l'homme d'un air mauvais en la retournant brusquement vers lui. Tu promets d'être aussi belle que ta mère, la défunte Reine, et les Dieux savent comme elle était belle !

L'homme ferma les yeux, se pâmant dans le souvenir.

— Belle à se damner... Et toi, toi, ajouta-t-il en lui jetant un regard de convoitise, tu es assez âgée pour que tes formes commencent à pousser...

Il passa rapidement la main sur la poitrine de la jeune fille : elle recula par réflexe, et secoua son poignet pour le libérer.

— Allons, ma chère enfant, tu y serais passée un jour ou l'autre, et sûrement plus tôt que tu ne le penses. Dans mon pays, tu serais déjà mariée et devenue mère avant même de voir ton premier sang de femme !

Il lâcha enfin son poignet et prit le devant du casaquin à deux mains, puis les écarta largement, déchirant tout l'avant du cou jusqu'à la taille. Il ricana devant les seins à peine formés :

— Tout petit, mais fort joli !

La jeune fille sentit monter en elle un élan de terreur, de honte et... de rage ? Son premier réflexe fut de se couvrir la poitrine de ses bras, mais l'homme les repoussa d'une chiquenaude. Sans réfléchir, elle s'appuya sur la table et leva violemment son genou... droit dans l'entrejambe de l'homme. Hurlant de douleur, il se plia en deux et elle abattit encore plus violemment sur la tête de ce traître la lampe sans flamme qu'elle tenait toujours à la main avant de le repousser à terre, partiellement assommé. Elle attrapa le Rouleau Scellé et courut hors de la grande salle, vers sa maison, vers la femme qu'elle avait toujours appelé sa mère.

jeudi 26 mars 2020

La princesse mercenaire (1)

 Treize années plus tard, les enfants qui naquirent au bourg dans le cercle de l'année funeste s'assirent, chacun à sa place, dans leur salle de classe. Aujourd'hui, ils quitterait à jamais l'école et leur enfance, pour entrer dans les années d'apprentissage puis l'âge adulte.

Après avoir fini les études de base, telles que l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, des mathématiques, et diverses autres, ils avaient passé l'année précédente à découvrir différents métiers au travers de stages : la forge, le cuir, les champs, le commerce, les archives... Puis chacun avait dû faire son choix.

C'était ainsi que fonctionnaient le Royaume des Branches Vertes depuis des générations, et l'absence d'un souverain n'y avait guère changé les choses, car chaque village était possédait son Conseil des Anciens, qui gérait le quotidien, et deux fois par an se réunissaient les représentants désignés de chaque Conseil des Anciens en un Conseil des Villages. Le souverain régnant, qu'il soit homme ou femme, était chargé d'administrer les affaires du royaume en général et celles liées aux aux pays voisins. Cependant, le Royaume des Branches Vertes était si petit, avec sa dizaine de paisibles villages, que chacun pouvait en appeler au souverain s'il l'estimait nécessaire ; rares étaient les gouvernements aussi proches de leurs citoyens. Lors du drame ayant privé le royaume de ses souverains, le Conseil des Villages avait longuement débattu entre désigner un nouveau souverain ou laisser les choses en l'état, sans réellement se décider. Les pays voisins s'accommodèrent fort bien de la situation, sans chercher à s'approprier ce minuscule royaume qui n'avait ni richesses particulières, ni situation géographique avantageuse. La paix dans les royaumes fut générale dans ces années-là, en dehors de quelques petites échauffourées lointaines vite résolues.


Lisanna avait choisi de travailler aux archives du village. Le bâtiment à la lumière douce, se déversant paisiblement des chiens-couchés du toit, se composait d'une grande salle circulaire librement accessible, meublée de tables et de bancs de bois bistre et ciré, ainsi que de quelques bibliothèques contenant des documents en consultation libre, tels que livres de cuisine, d'histoire, de mathématiques ou répertoriant plantes, champignons, animaux ; et d'une rotonde aux portes renforcées, contenant des rangées et des rangées de casiers contenant les rouleaux d'archives les plus importants, tels que les registres du village, les témoignages cachetés de cire rouge, toutes sortes enfin de documents à ne pas mettre entre toutes les mains.

Le vieil archiviste avait plu à Lisanna, et réciproquement. A vrai dire, elle avait plu à la plupart des artisans, car elle était une fille sérieuse, intelligente, plutôt douée de ses mains, même si personne n'imaginait cette jolie jeune fille, aux longs cheveux blonds plus clairs que les blés, en train de forger une roue de chariot ou de ferrer un cheval...

Dans un premier temps, le travail de Lisanna consista à prendre connaissance avec le classement des différentes archives, puis à orienter les gens vers l'information qu'ils recherchaient. Elle apprit également comment prendre soin des archives les plus fragiles, faire des réparations mineures... Parmi ses tâches de débutante, il y avait aussi remettre les chaises à leur place le soir, ranger les archives laissées sur les tables, balayer... Elle apprit enfin ce qu'étaient les Rouleaux Scellés.

Il s'agissait d'informations vitales ou dangereuses, parfois des témoignages sous serment, écrits à l'aide d'une plume et d'une encre enchantées par une magie spéciale empêchant d'écrire des mensonges. C'était l'une des rares magies utilisées au Royaume des Branches Vertes, dans lequel chaque année un mage spécialisé dans les enchantements permanents était envoyé de l'Académie de Magie afin d'entretenir ce genre d'outils.


L'hiver vint. La nuit tombait plus tôt, l'air se faisait glacé, et la mère de Lisanna s'inquiétait de voir partir son époux pour sa tournée habituelle des villages. Il faisait en effet commerce de petites choses, de bricoles, il achetait dans un village et revendait à un autre, selon les besoin.

Ni Lisanna ni Lilette, sa petite sœur, n'appréciaient leur beau-père. Celui-ci avait approché puis consolé la veuve, alors que son premier mari venait de décéder encorné par un sanglier dans forêt. Lilette n'avait que quelques mois, Lisanna, cinq ans. La jeune fille se souvenait encore de son père, de l'amour qu'elle lisait dans ses yeux pour ses trois petites femmes, et de l'ombre qui ternissait parfois son regard lorsqu'il la regardait.

Il faut dire qu'auparavant son père et sa mère travaillaient au palais, sa mère était même une des femmes de chambre de la reine. Ils faisaient partie des rares survivants de l'incendie du château, ce qui pouvait expliquer la tristesse que Lisanna sentait parfois chez ses parents.

Toujours est-il que Lisanna, elle, n'était pas fâchée de voir son beau-père disparaître de sa vie pour quelques semaines : elle se sentait toujours plus libre lorsqu'il n'était pas là. Son regard à lui la mettait mal à l'aise, scrutateur comme s'il cherchait à découvrir un secret...


Lisanna releva la tête de son parchemin, et fut surprise de découvrir qu'il était si tard. Le vieil archiviste lui avait permis de consulter certains documents, une fois le bâtiment fermé au public, à condition qu'elle n'oublie pas de s'acquitter de ses tâches quotidiennes. Il adorait que quiconque aime apprendre et encourageait toujours les jeunes dans la voie de la connaissance.

La jeune fille enroula le parchemin et le rangea dans son casier, puis s'étira de tout son long, un peu rouillée après être restée courbée si longtemps sur sa lecture. Il lui fallait apprendre à maintenir une meilleure posture, décida-t-elle. Elle prit sa lampe sans flamme (un autre outil magique) et prit à droite en sortant du bureau. Elle entra dans chacun des six bureaux qui contenaient des documents particuliers afin de vérifier que tout était rangé et propre, sans oublier le couloir des Rouleaux Scellés, protégé par une porte à chaque extrémité qu'elle n'oublia pas de re-verrouiller derrière elle, vérifia rapidement le bureau du vieil archiviste puis se dirigea vers la grande salle accessible au public et l'accueil.

Une faible lueur vacillait, encadrée par la porte entre la rotonde et la grande salle, et Lisanna s'arrêta, surprise. Il ne devait plus y avoir personne à cette heure-ci, elle avait elle-même vérifié avant de fermer la porte d'entrée... Le vieil archiviste était-il revenu pour une raison quelconque ?

Cachant de la main sa lampe sans flamme, Lisanna s'approcha à pas de loup et jeta un œil par l'embrasure. Elle reconnaissait la silhouette, elle en était sûre, et ce n'était pas la vieil archiviste. Elle prit peur : pourquoi cet homme était-il entré ? Comment ? Et que pourrait faire une fillette de treize ans face à un adulte ? Elle soupira soudain de soulagement avant de se figer à nouveau : elle avait reconnu son beau-père... Qui aurait dû être à deux villages de là, à commercer !

Elle hésita un instant, puis se décider bravement à entrer, la lampe haut dans sa main. Elle s'apprêtait à l'appeler, lorsqu'elle vit ce qu'il consultait à la lueur d'une mèche de bougie - elle frémit, les flammes sont interdites dans un lieu plein de papier bien sec - elle inspira brusquement et l'homme se retourna vers elle d'un mouvement sec, les muscles tendus. Il se redressa imperceptiblement lorsqu'il vit de qui il s'agissait.

— Ah, ma chère Lisanna, te voilà. Ne t'approche pas des gens comme ça, ils peuvent réagir vivement tu sais. Quand on est souvent sur les routes comme moi, on apprend à faire attention à ce genre de choses. Viens, approche, je te prie, je voudrais vérifier quelque chose... Ce que j'ai lu dans ce Rouleau Scellé est passionnant ! Toutes les réponses que je cherchais, juste là sur ce morceau de papier ! Dire que j'ai perdu toutes ces années... Enfin, j'ai pris du bon temps, je ne peux le nier.

Lorsqu'il vit que Lisanna ne bougeait pas, il prit un ton abrupt :

— Viens là !

La jeune fille sursauta et s'approcha, méfiante. Faire attention parce qu'on est sur les routes ? À cause de quoi, des loups, des voleurs ? Il n'y avait guère de loups, et encore moins de bandits de grands chemins, au Royaume des Branches Vertes, bien qu'il ait légèrement périclité depuis la mort tragique de ses souverains. Pourquoi cet homme lisait-il un Rouleau Scellé ?

Il attrapa brutalement Lisanna par le poignet et l'attira près de lui à la force du bras, et elle faillit tomber contre lui.

— Lis ça, lui ordonna-t-il.

Le Rouleau Scellé, décacheté d'un coup du petit couteau acéré encore posé sur la table, était signé de la main de la mère de Lisanna. D'après son titre, il décrivait la nuit terrible qui avait rasé le palais treize années auparavant... Il y avait également un addenda : ce Rouleau devait être remis à Lisanna le jour de son dix-huitième anniversaire.

Tremblante, la jeune fille se mit à lire...