jeudi 26 mars 2020

La princesse mercenaire (1)

 Treize années plus tard, les enfants qui naquirent au bourg dans le cercle de l'année funeste s'assirent, chacun à sa place, dans leur salle de classe. Aujourd'hui, ils quitterait à jamais l'école et leur enfance, pour entrer dans les années d'apprentissage puis l'âge adulte.

Après avoir fini les études de base, telles que l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, des mathématiques, et diverses autres, ils avaient passé l'année précédente à découvrir différents métiers au travers de stages : la forge, le cuir, les champs, le commerce, les archives... Puis chacun avait dû faire son choix.

C'était ainsi que fonctionnaient le Royaume des Branches Vertes depuis des générations, et l'absence d'un souverain n'y avait guère changé les choses, car chaque village était possédait son Conseil des Anciens, qui gérait le quotidien, et deux fois par an se réunissaient les représentants désignés de chaque Conseil des Anciens en un Conseil des Villages. Le souverain régnant, qu'il soit homme ou femme, était chargé d'administrer les affaires du royaume en général et celles liées aux aux pays voisins. Cependant, le Royaume des Branches Vertes était si petit, avec sa dizaine de paisibles villages, que chacun pouvait en appeler au souverain s'il l'estimait nécessaire ; rares étaient les gouvernements aussi proches de leurs citoyens. Lors du drame ayant privé le royaume de ses souverains, le Conseil des Villages avait longuement débattu entre désigner un nouveau souverain ou laisser les choses en l'état, sans réellement se décider. Les pays voisins s'accommodèrent fort bien de la situation, sans chercher à s'approprier ce minuscule royaume qui n'avait ni richesses particulières, ni situation géographique avantageuse. La paix dans les royaumes fut générale dans ces années-là, en dehors de quelques petites échauffourées lointaines vite résolues.


Lisanna avait choisi de travailler aux archives du village. Le bâtiment à la lumière douce, se déversant paisiblement des chiens-couchés du toit, se composait d'une grande salle circulaire librement accessible, meublée de tables et de bancs de bois bistre et ciré, ainsi que de quelques bibliothèques contenant des documents en consultation libre, tels que livres de cuisine, d'histoire, de mathématiques ou répertoriant plantes, champignons, animaux ; et d'une rotonde aux portes renforcées, contenant des rangées et des rangées de casiers contenant les rouleaux d'archives les plus importants, tels que les registres du village, les témoignages cachetés de cire rouge, toutes sortes enfin de documents à ne pas mettre entre toutes les mains.

Le vieil archiviste avait plu à Lisanna, et réciproquement. A vrai dire, elle avait plu à la plupart des artisans, car elle était une fille sérieuse, intelligente, plutôt douée de ses mains, même si personne n'imaginait cette jolie jeune fille, aux longs cheveux blonds plus clairs que les blés, en train de forger une roue de chariot ou de ferrer un cheval...

Dans un premier temps, le travail de Lisanna consista à prendre connaissance avec le classement des différentes archives, puis à orienter les gens vers l'information qu'ils recherchaient. Elle apprit également comment prendre soin des archives les plus fragiles, faire des réparations mineures... Parmi ses tâches de débutante, il y avait aussi remettre les chaises à leur place le soir, ranger les archives laissées sur les tables, balayer... Elle apprit enfin ce qu'étaient les Rouleaux Scellés.

Il s'agissait d'informations vitales ou dangereuses, parfois des témoignages sous serment, écrits à l'aide d'une plume et d'une encre enchantées par une magie spéciale empêchant d'écrire des mensonges. C'était l'une des rares magies utilisées au Royaume des Branches Vertes, dans lequel chaque année un mage spécialisé dans les enchantements permanents était envoyé de l'Académie de Magie afin d'entretenir ce genre d'outils.


L'hiver vint. La nuit tombait plus tôt, l'air se faisait glacé, et la mère de Lisanna s'inquiétait de voir partir son époux pour sa tournée habituelle des villages. Il faisait en effet commerce de petites choses, de bricoles, il achetait dans un village et revendait à un autre, selon les besoin.

Ni Lisanna ni Lilette, sa petite sœur, n'appréciaient leur beau-père. Celui-ci avait approché puis consolé la veuve, alors que son premier mari venait de décéder encorné par un sanglier dans forêt. Lilette n'avait que quelques mois, Lisanna, cinq ans. La jeune fille se souvenait encore de son père, de l'amour qu'elle lisait dans ses yeux pour ses trois petites femmes, et de l'ombre qui ternissait parfois son regard lorsqu'il la regardait.

Il faut dire qu'auparavant son père et sa mère travaillaient au palais, sa mère était même une des femmes de chambre de la reine. Ils faisaient partie des rares survivants de l'incendie du château, ce qui pouvait expliquer la tristesse que Lisanna sentait parfois chez ses parents.

Toujours est-il que Lisanna, elle, n'était pas fâchée de voir son beau-père disparaître de sa vie pour quelques semaines : elle se sentait toujours plus libre lorsqu'il n'était pas là. Son regard à lui la mettait mal à l'aise, scrutateur comme s'il cherchait à découvrir un secret...


Lisanna releva la tête de son parchemin, et fut surprise de découvrir qu'il était si tard. Le vieil archiviste lui avait permis de consulter certains documents, une fois le bâtiment fermé au public, à condition qu'elle n'oublie pas de s'acquitter de ses tâches quotidiennes. Il adorait que quiconque aime apprendre et encourageait toujours les jeunes dans la voie de la connaissance.

La jeune fille enroula le parchemin et le rangea dans son casier, puis s'étira de tout son long, un peu rouillée après être restée courbée si longtemps sur sa lecture. Il lui fallait apprendre à maintenir une meilleure posture, décida-t-elle. Elle prit sa lampe sans flamme (un autre outil magique) et prit à droite en sortant du bureau. Elle entra dans chacun des six bureaux qui contenaient des documents particuliers afin de vérifier que tout était rangé et propre, sans oublier le couloir des Rouleaux Scellés, protégé par une porte à chaque extrémité qu'elle n'oublia pas de re-verrouiller derrière elle, vérifia rapidement le bureau du vieil archiviste puis se dirigea vers la grande salle accessible au public et l'accueil.

Une faible lueur vacillait, encadrée par la porte entre la rotonde et la grande salle, et Lisanna s'arrêta, surprise. Il ne devait plus y avoir personne à cette heure-ci, elle avait elle-même vérifié avant de fermer la porte d'entrée... Le vieil archiviste était-il revenu pour une raison quelconque ?

Cachant de la main sa lampe sans flamme, Lisanna s'approcha à pas de loup et jeta un œil par l'embrasure. Elle reconnaissait la silhouette, elle en était sûre, et ce n'était pas la vieil archiviste. Elle prit peur : pourquoi cet homme était-il entré ? Comment ? Et que pourrait faire une fillette de treize ans face à un adulte ? Elle soupira soudain de soulagement avant de se figer à nouveau : elle avait reconnu son beau-père... Qui aurait dû être à deux villages de là, à commercer !

Elle hésita un instant, puis se décider bravement à entrer, la lampe haut dans sa main. Elle s'apprêtait à l'appeler, lorsqu'elle vit ce qu'il consultait à la lueur d'une mèche de bougie - elle frémit, les flammes sont interdites dans un lieu plein de papier bien sec - elle inspira brusquement et l'homme se retourna vers elle d'un mouvement sec, les muscles tendus. Il se redressa imperceptiblement lorsqu'il vit de qui il s'agissait.

— Ah, ma chère Lisanna, te voilà. Ne t'approche pas des gens comme ça, ils peuvent réagir vivement tu sais. Quand on est souvent sur les routes comme moi, on apprend à faire attention à ce genre de choses. Viens, approche, je te prie, je voudrais vérifier quelque chose... Ce que j'ai lu dans ce Rouleau Scellé est passionnant ! Toutes les réponses que je cherchais, juste là sur ce morceau de papier ! Dire que j'ai perdu toutes ces années... Enfin, j'ai pris du bon temps, je ne peux le nier.

Lorsqu'il vit que Lisanna ne bougeait pas, il prit un ton abrupt :

— Viens là !

La jeune fille sursauta et s'approcha, méfiante. Faire attention parce qu'on est sur les routes ? À cause de quoi, des loups, des voleurs ? Il n'y avait guère de loups, et encore moins de bandits de grands chemins, au Royaume des Branches Vertes, bien qu'il ait légèrement périclité depuis la mort tragique de ses souverains. Pourquoi cet homme lisait-il un Rouleau Scellé ?

Il attrapa brutalement Lisanna par le poignet et l'attira près de lui à la force du bras, et elle faillit tomber contre lui.

— Lis ça, lui ordonna-t-il.

Le Rouleau Scellé, décacheté d'un coup du petit couteau acéré encore posé sur la table, était signé de la main de la mère de Lisanna. D'après son titre, il décrivait la nuit terrible qui avait rasé le palais treize années auparavant... Il y avait également un addenda : ce Rouleau devait être remis à Lisanna le jour de son dix-huitième anniversaire.

Tremblante, la jeune fille se mit à lire...

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