vendredi 24 avril 2020

Asiar (1)

Le palefrenier fit passer la princesse pour sa petite nièce, Siaraline devenant Liline, muette et docile depuis la mort tragique de ses parents. Un bon mensonge, disait-il, doit comporter une grande part de vérité afin d'être le plus crédible et le plus simple à maintenir dans le temps. Cela permettait également à la princesse de ne pas se trahir par un langage et une attitude supérieurs à sa nouvelle condition. Émus par cette histoire, les gens n'en demandaient pas plus et venaient en aide de bon cœur au vieil homme et à la petite fille, d'autant plus qu'ils ne demandaient presque rien : juste un endroit où passer la nuit, un peu de nourriture…

Le plan du vieil homme était d'amener la princesse aussi discrètement que possible jusqu'au palais de Siarest. Il avait beau n'être qu'un palefrenier, il se doutait bien que de simples voleurs n'auraient jamais été aussi nombreux, et tous avec des armes et armures de même et bonne facture. Une fois au palais, il trouverait bien le moyen d'amener la princesse à une audience avec le Roi de Siarest. Dans la famille de son fiancé, elle serait certainement en sécurité. Il ne pensait pas que cette famille puisse être à l'origine du massacre, il inclinait plutôt pour un des pays voisins les plus agressifs.

À pied, le voyage vers la capitale de Siarest prit plusieurs semaines pendant lesquelles la princesse apprit petit à petit à se comporter comme une fille du peuple. Elle apprenait vite et semblait avoir peu ou prou oublié la tragédie qu'elle avait vécu : conscient de la fragilité de son état mental, le palefrenier évitait au maximum de parler du passé afin de ne pas la bousculer. Enfin, ils parvinrent à la capitale, puis au palais royal. Le palefrenier possédait quelques contacts, des serviteurs qui avaient accompagnés des années auparavant le Roi de Siarest jusqu'en Asiest pour négocier les fiançailles. Il amena la jeune princesse avec lui jusque dans le palais, puis la laissa dans les Jardins Royaux, librement accessibles aux visiteurs, tandis qu'il tentait d'obtenir une audience privée.

La princesse, curieuse, se promena et admira des plantes qui lui étaient inconnues. Soigneusement entretenues, des allées pavées sinuaient entre des parterres de feuillages panachés et de fleurs vivement colorées : c'était un régal pour les yeux. La fillette oublia tout et se perdit dans la contemplation de toute cette beauté, découvrant de nouveaux tableaux à chaque nouveau parterre. Enfin elle parvint à un carré de pelouse entourée de haies d'herbes hautes et de quelques arbres. L'endroit était simple, chaleureux et intime, avec une petite table et ses bancs de pierre sculptés. Un garçon du même âge qu'elle se tenait, boudeur, sur un banc. Ses cheveux noirs touffus se dressaient en bataille sur sa tête, et ses joues posées sur ses mains se gonflaient d'indignation. À ses vêtements, la princesse devina qu'il était de noble naissance. Avec la candeur de l'enfance, Siaraline s'approcha de lui et lui demanda pourquoi il était de si méchante humeur.

Le jeune noble se redressa en sursaut et la toisa du regard, observant les habits populaires et crasseux dont elle était vêtue. La princesse rougit : elle avait oublié d'agir en rustaude et parlé de son ton de princesse ! Le petit noble se décida enfin à parler :

— Et qui es-tu, toi, pour m'adresser ainsi la parole, et avec un tel accoutrement ? Tes manières ne s'accordent pas à ton apparence.

Contrite, Liline baissa la tête.

— Alors ! l'apostropha-t-il. Oh et puis zut ! poursuivit-il d'un ton plus normal. On s'en fiche de qui tu es, j'en ai assez d'être tout seul, le Grand Vizir refuse toujours que je joue avec les autres enfants... "Mon Prince, songez à votre statut, vous ne pouvez vous commettre avec des enfants d'un statut trop inférieur !" et puis encore "Votre Altesse, considérez votre rang, ignorez ces va-nu-pieds et allez plutôt discuter avec tel ou tel fils de noble !"

Le prince de Siarest, puisque c'était lui, poussa un grognement bien peu royal.

— Je ne sais pas ce que tu fais ici, puisque les filles comme toi sont normalement reléguées aux cuisines ou je ne sais où, bien que les Jardins Royaux soient sensés être accessibles à tout le personnel du palais par ordre de mon père le Roi. Mais puisque tu es ici, poursuivit-il d'un ton soudain timide, veux-tu bien parler et peut-être aussi jouer avec moi ?

La princesse fut stupéfaite. Ainsi donc c'était lui le garçon qu'elle devait épouser un jour ? Quel étrange petit prince ! Se rappelant son rôle de petite-nièce de palefrenier, elle ne pouvait refuser la requête du prince et de plus, elle était curieuse d'apprendre à connaître son promis. Elle rit intérieurement de la tête qu'il ferait lorsqu'il découvrirait que cette fillette aux manières plus nobles que son apparence était sa promise.

— Oui, Votre Altesse, répondit Liline en se fendant d'une révérence délibérément maladroite.
Le sourire du petit prince fut si lumineux qu'il en éblouit la fillette.


Ensemble, les deux enfants jouèrent durant des heures et devinrent les meilleurs amis du monde. Jamais le prince ne s'était autant amusé avec quelqu'un de son âge, fille ou pas, et la princesse n'avait pas ri depuis des semaines : elle se sentait revivre. Elle pensait qu'elle pourrait vivre heureuse ici avec le prince, quand soudain le son lugubre d'une corne de brume se fit entendre. Le prince se figea, une main en l'air, et son sourire radieux fit place à un air apeuré.

— Que se passe-t-il ? demanda Liline.

La main du prince retomba.

— Quelqu'un est mort, dit-il d'une voix blanche. Quelqu'un de haut placé.
Liline s'avança et serra les mains du prince entre les siennes. Ensemble, ils attendirent

Ce fut le Grand Vizir en personne qui s'avança à la rencontre des enfants. Il grimaça légèrement lorsqu'il découvrit la fillette et elle-même le détesta au premier regard. Solennel, il s'arrêta devant le prince, s'agenouilla et annonça :

— Votre Altesse, le Roi votre père est mort aujourd'hui d'une chute de sa monture, durant la chasse. Permettez-moi de vous jurer allégeance.

— Je... Je reçois votre allégeance, bégaya le garçon, levant une main.

— Votre Altesse... vous êtes encore mineur. Il vous faut un Régent pour gérer les Royaumes de Siarest et d'Asiest en attendant que vous atteigniez l'âge adulte et soyez couronné Roi. Me permettez-vous d'être votre Régent ?

Le garçon hésita. Il n'aimait pas trop le Grand Vizir, mais il le savait au courant des affaires du Royaume, c'était son travail après tout. Sa mère la Reine était décédée à peine quelques mois plus tôt, en tentant de donner une fois de plus le jour à un nouvel enfant royal, sinon il l'aurait choisie, elle, plus que quiconque d'autre. Il regarda sa nouvelle amie, et celle-ci lui pressa la main, ne pouvant guère intervenir dans son choix.

— D'accord, décida le prince. Je vous choisis comme mon Régent.

— Bien ! fit le Vizir, immensément satisfait. Allons officialiser cela de suite, et ensuite nous pourrons procéder aux funérailles conformément à la coutume.

Le Vizir fit signe à un serviteur discret d'emmener le prince. Celui-ci allait le suivre, entraînant Liline avec lui, lorsque le Grand Vizir les arrêta et les sépara. Le prince protesta, mais le Grand Vizir n'en tint aucunement compte.

— Mais elle est mon amie ! s'exclama le prince. Si ce sont ses vêtements qui vous gênent, faites-la vêtir convenablement, mais elle vient avec moi ! Je veux qu'elle vienne avec moi, non, je l'ordonne, elle est ma seule amie et j'ai besoin d'elle !

— Pardonnez-moi, Votre Altesse, bien que je vous ai juré allégeance, en tant que votre Régent mon autorité surpasse pour le moment la vôtre. Cette gamine va retourner d'où elle vient, et je m'assurerais que vous aurez l'escorte qui convient à votre rang. Allez-y, ajouta-t-il à l'intention du serviteur qui entraîna le garçon avec lui, trop accablé de la décision de son Régent pour résister plus longtemps.

Siaraline ne put garder le silence en voyant le regard suppliant du prince et joignit ses mains en une prière :

— Votre Grâce, je vous en prie... Considérez l'immense perte du prince, tout royal qu'il soit il n'en a pas moins besoin du réconfort que je puis lui apporter... Au moins jusqu'à ce que l'escorte que vous lui choisirez soit prête, je vous en conjure laissez-moi rester auprès de lui !

Le Grand Vizir la regarda d'un œil nouveau.

— Tu parles bien, gamine, fit-il d'un ton étrange. En sus de cela tu es plus mignonne et soignée qu'il n'y paraît au premier abord. Sans doute es-tu la quelconque bâtarde d'un noblaillon qui possède assez d'amour-propre pour te donner un semblant d'éducation mais ne se soucie guère de ta vêture. Sans doute t'a-t-il ordonné d'approcher le prince dans l'espoir de se rapprocher lui-même du trône... Peu importe de qui il s'agit, à vrai dire, je vais t'utiliser à mon tour pour lui donner une leçon que ni lui ni toi n'oublierez jamais. Viens par ici, ajouta-t-il en lui empoignant le bras.

Par réflexe, Liline tira dans l'autre sens, mais le Grand Vizir était un homme adulte et puissant et n'eut aucun mal à l'amener avec lui à travers les Jardins Royaux jusqu'à une petite bâtisse cachée derrière une touffe de bambous. Il ouvrit la porte d'un coup de pied et Siaraline eut le temps d'apercevoir une pelle et des cisailles avant que le Grand Vizir ne la jette en travers. Elle eut le souffle coupé en atterrissant sur un manche en bois dur, et crut s'être cassée une côte. Elle se releva tant bien que mal, ses yeux s'accommodant de la faible lueur d'une lucarne. Elle entendit un petit sifflement et se retourna : le Grand Vizir venait de tirer de la ceinture un fouet à lanières. Celui-ci était sensé être décoratif, symbole de sa fonction, mais l'on voyait à son état qu'il avait déjà servi.
Les yeux du Grand Vizir semblèrent briller dans l'obscurité, lorsque son bras se leva et s'abattit brutalement...On jeta une forme ensanglantée par une poterne brièvement ouverte. La fillette, le dos lacéré de multiples coups de fouet, eut à peine la force de lever les bras pour empêcher son visage de cogner contre les pavés. Brisée de douleur, elle s'évanouit à nouveau.

Lorsqu'elle reprit conscience, couchée sur le ventre, au travers d'une brume de souffrance, elle entendit la voix du vieux palefrenier qui remerciait quelqu'un. Une voix de femme répondit avec douceur, et une fraîcheur bienfaisante baigna soudain le dos meurtri de la fillette. On lui lava et sécha le dos avec une grande délicatesse, avant de passer une crème apaisante. La fillette s'endormit.
Des jours plus tard, le vieux palefrenier et la fillette quittèrent la capitale.

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