mercredi 20 septembre 2023

Il suffit d'un homme... (2)

II

J’avais peut-être treize ans. Je persistais à m’habiller comme un garçon, car braies et tuniques courtes étaient tellement plus pratiques pour grimper aux arbres, ramper dans les buissons, et se chamailler avec les autres enfants. J’avais refusé de voir les signes avant-coureurs de l’adolescence. Les filles de mon âge cessèrent petit à petit de vêtir leurs poupées de jolies robes pour s’orner les cheveux de fleurs aux couleurs vives. Elles se tenaient par les bras et se murmuraient des choses au creux de l’oreille. Elles rectifiaient sans cesse le plissé de leurs jupes et remettaient en place une boucle de cheveux. Elles rougissaient face aux garçons qui leur faisaient des compliments. Elles pouffaient.

Et elles me regardaient d’un air méprisant.

Pour le coup, je me mis à les regarder de travers, et j’avoue avoir parfois pris un malin plaisir à les éclabousser « par mégarde » si je marchais dans une flaque de boue. Elles chuchotaient de plus belle lorsque je passais devant elles, vêtue d’un pantalon retroussé sur les chevilles, brindilles dans les cheveux et traînée de terre sur la joue, puis elles se taisaient brusquement en laissant une petite moue de dérision jouer sur leurs lèvres.

J’ignorais sciemment tout cela, me sentant supérieure à toutes ces poules de basse-cour cherchant à attirer les jeunes coqs par leurs yeux mouillés et leurs attitudes presque langoureuses. Les adultes observaient tout cela en souriant, bien sûr, et ne me firent aucune remarque sur ma tenue et mon comportement.

Mes amies, sur l’injonction de leur famille – quel prétexte ! — furent contaminées à leur tour et mirent des robes et une fleur à la boutonnière. Cela me choqua profondément. Mes derniers compagnons de jeu passèrent de plus en plus de temps à les observer du coin de l’œil, surtout aux endroits qui poussaient plus à l'horizontale qu'à la verticale et s'arrondissaient nettement ; quand à nos jeux, ils devinrent moins drôles, à présents que mes amies ne pouvaient plus risquer leur élégante tenue dans des lieux salissants... Finalement, un seul me resta.

Du moins, je le croyais.

Jervis était un garçon aux cheveux bruns en bataille, calme, un peu timide. Il rougissait facilement – ce que j’ai toujours trouvé étrange, pour un garçon. Je l’aimais bien. Il avait les meilleures idées, et une imagination fertile. Peut-être parce qu’il était capable de rêver tout éveillé... Un jour, lui et moi étions assis sur une branche basse d’un pommier en fleurs. L’air embaumait, la température était douce, et Jervis soupira. Je lui lançai un regard torve. Jervis avait les yeux dans le vague, et il jouait machinalement avec un petit bout de ruban rose. Soudain, je me penchais et lui arrachait le ruban des mains. Il poussa un cri plaintif, et tendit le bras pour le saisir, mais je mis mon butin hors de sa portée. Je le retournai dans tous les sens, ce morceau de tissu, je le portai à mes narines et éternuai un grand coup. Il sentait la fille à plein nez !

— Où as-tu eu ça, Jervis ? le questionnai-je, outrée.

— Rends-moi ça ! répondit-il.

— Réponds-moi d’abord ! rétorquai-je.

Il ronchonna un peu, et ses joues rosirent.

— J’attends ! fis-je.

— Bon, puisque tu veux le savoir… C’est Lannilis qui me l’a donné.

Je bondis sur ma branche, et faillit en tomber. Quoi, cette… pimbêche ! Elle était la pire de toutes ces dindes qui se pavanaient !

— Donné ? glapis-je. Mais pourquoi ?

Il devint encore plus rouge et marmonna quelque chose.

— Répète ? ordonnai-je d’une voix glaciale.

— Elle a dit qu’elle m’aimait bien, et l’autre soir elle m’avait donné rendez-vous, c’est pour ça que je ne suis pas venu avec toi à notre planque, et on s’est donné la main.

Trahie !

Jervis, Jervis le Timide, avait osé tenir la main de la fille la plus cruche et la plus évaporée que j’ai rencontrée de ma vie !

Je lui jetai son stupide ruban rose au visage, dégringolai de ma branche et me précipitai ventre à terre à ma planque. Oui, « Ma », puisque j’étais seule désormais. Je passai la première heure à fulminer. Puis la suivante à ruminer sur l’inconstance des garçons et la perversité des filles. Au début de la troisième, je me souvins que, de fait, j’étais moi aussi une fille...

Jervis était mon premier ami. Il avait également été le dernier de notre bande à succomber à l’adolescence, sauf moi. Et à cause d’une fille complètement idiote ! Je pris ma décision et rentrai chez moi d’un pas déterminé. La chance voulut que cet après-midi là, ma mère ait décidé de me forcer à me comporter enfin comme il sied à une jeune villageoise ayant bientôt l'âge de se marier. Elle venait juste de ranger mes pantalons lorsque je passais la porte. L’homme que je détestais tant était parti pour quelques jours dans un village voisin, nous étions donc tranquilles. Ma mère me lança d’une voix autoritaire :

— Aujourd’hui, tu vas quitter tes pantalons et revêtir des jupes. Je t'ai trop longtemps laissée en faire à ta tête, car tu es plus têtue qu'une mule ! mais tu es une grande fille, à présent ; et presque une femme. Malgré ton attitude de garçon manqué, je suis parvenue à t’apprendre à faire le ménage et la cuisine, mais ce n’est pas suffisant ! Tu vas cesser de courir la campagne et apprendre des choses utiles, comme la couture et les bonnes manières…

Et elle continua comme cela encore quelques temps. J’attendis patiemment qu’elle finisse, puis je lui répondis, tout naturellement :

— D’accord.

Elle en resta bouche bée.

Alors commença pour moi un difficile apprentissage. Déjà, ces satanées jupes. Ça s'entortillait autour des chevilles. Dès qu'il y avait un peu de vent, c'était presque impossible de marcher ! Ça se collait aux jambes, faisait trébucher, l'horreur. Je ne pouvais même plus m’asseoir en tailleur ou grimper à un arbre, on aurait pu voir mes dessous…

Et puis, dès que j'avais un besoin pressant d'aller aux toilettes, quelles simagrées ! Je devais récupérer le bord de la robe, puis celui de la sous-jupe, puis le jupon, retrousser le pantalon bouffant de dessous, me baisser très précautionneusement pour ne pas tout laisser retomber par terre et faire bien attention aux éclaboussures. Les premières fois, je ratai mon coup et ma mère me gronda, bien sûr. Et en profita pour m'apprendre à laver correctement les vêtements – je n'en avais jamais vu l'utilité, à part pour qu'ils ne raidissent pas trop de crasse et ne sentent pas trop mauvais : ça se resalit si vite ! J'étais vraiment une barbare, en fait...

Les braies que portent les hommes, comme je les envie ! Et comme je les regrette. Avant, j'avais juste besoin d'un buisson, je baissai le pantalon, en position accroupie et hop ! C'était l'affaire d'un instant. Mais ces jupes et ces robes...

Et la couture. Et pique dans le tissu. Et repique dans l’autre sens. Et repique les doigts... Ça fait mal ! Je comprenais mieux pourquoi ma mère et mes sœurs me grondaient chaque fois que je trouais mes vêtements ! C'est un travail long, soigneux, et particulièrement abrutissant. Je ne comprenais quel attrait elles pouvaient y trouver, lorsqu’elles se réunissaient l’après-midi durant pour papoter tout en réparant de vieux vêtements et en en confectionnant d’autres…

Et les bonnes manières, ah ! Les bonnes manières. Cesse donc de regarder les hommes dans les yeux, jeune effrontée. Baisse timidement des yeux de biche. Sans oublier de battre un peu des cils, pour faire bonne mesure, surtout si l'homme est jeune, célibataire et de bonne famille. Mais bien sûr... Mesurer sa voix. Marcher posément, à petits pas. Avoir un rire modéré et cristallin.

Et j'en passe, ah comme j'en passe, si vous saviez !

Évidemment, pour couronner le tout, les bécasses du village m'observaient d'un air plus narquois que jamais, et ne manquait pas de me lancer regards méprisants ou petits commentaires en aparté à leurs amies, qui les faisaient rire, à chacune de mes nombreuses bourdes. J'allais très souvent dans ma planque pour hurler un bon coup, jurer autant qu'un marchand de cheval et frapper les troncs d'arbre. Ma mère soignait mes écorchures tout en me grondant gentiment : après tout, c'était plus dur pour moi que pour les autres, déjà de vraies filles dès la naissance...

Mais je progressai. De temps en temps, je jetai un œil dans le grand miroir installé dans ma chambre et répétai les stupides mimiques d'une véritable fille. Et que je te baisse le visage en papillonnant des cils, et un petit geste délicat – maniéré, oui ! — de la main...

Un soir, je pris une attitude particulièrement féminine qui me figea sur place. Je passai rapidement les mains sur mon corps, tendant le tissu... Toute occupée à contenir mes préjugés de garçon manqué, je n'avais pas remarqué le changement. Ma poitrine, jusque-là plutôt plate, s'était bien remplumée. Mes hanches étaient courbes, mes bras avaient quand à eux perdu la rondeur de l'enfance, mes jambes maigrelettes avaient pris du mollet et de la cuisse... Ce fut plus fort que moi : je me fis coquette, imaginant le miroir comme un garçon à séduire, et soudain toutes les manières que je trouvai jusque-là idiotes prirent un tout nouveau sens.

J'imaginai Jervis, en face de moi, tremblant du désir de me toucher la main (j'avais conservé encore une certaine innocence, malgré tout...), et, tout en lui jetant une œillade aguichante, je balançai la main droite vers sa joue imaginaire à lui frôler la peau... Et je vis l'ombre dans le miroir.

Le choc me ramena à la réalité. Je tremblai un bref instant, puis continuai mon manège, mais le cœur n'y était plus. Surveillant du coin de l'œil le miroir, l'ombre disparut et je respirai fortement.

C'était mon beau-père. Je la sentais dans mon corps, cette étrange répulsion que j'avais toujours eue pour cet homme. En un éclair, mes sœurs apparurent dans ma tête, et je frémis intérieurement.

Il s'était tenu calme cette année-là, m'encourageant — ce qui m'enrageait — dans mes efforts pour devenir une vraie jeune fille, sans avoir pour autant le moindre geste ou la moindre parole déplacée. Lui et ma mère filaient le parfait amour, il me laissait plutôt tranquille, et j'étais trop concentrée de toute façon pour m'en préoccuper.

J'oubliai vite l'incident du miroir, après ma première victoire sur les pimbêches villageoises. Au fur et à mesure de mes progrès, elles s'étaient renfrognées ; d'autant plus que les garçons commençaient aussi à me regarder de plus près.

Un soir, tandis que le village fêtait un mariage, nous autres adolescents jouions à ce jeu universel de la séduction. Pour la première fois, je m'étais sentie assez sûre de moi pour m'y mêler. Et j'avais un atout compensant mon inexpérience : je connaissais la plupart des garçons bien mieux que toutes ces filles, et je pouvais facilement discuter avec eux de sujets qu'ils trouvaient autrement plus passionnants que tout ce qu'elles pouvaient dire – bien que le fait d'écouter une jolie fille en robe rose discuter de la meilleure façon de grimper aux arbres ou d’édifier une cabane de branchages les ait quelque peu perturbés.

L'adolescente moyenne, en effet, s'intéresse aux garçons, aux fanfreluches, et aux rivales. Dans le désordre. Ou pas... Des sujets réservés exclusivement aux conversations féminines, guère passionnantes pour l'adolescent moyen qui, lui, adore parler de courses de cheval, de bagarre, de jeux virils tels que qui-a-craché-le-plus-loin et cette-beauté-du-village-d'à-côté...

Ce qui ne laisse pas grand chose à discuter !

Mes propos très masculins alliés à ma silhouette incontestablement féminine eurent un effet saisissant sur nos jeunes hommes. Lors de cette soirée, les garçons s'agglutinèrent autour de moi comme des insectes attirés par la flamme, ce qui occasionna une bouderie générale des autres filles.

L'apothéose, ce fut lorsqu'ils déclarèrent unanimement qu'il était bien agréable de tomber sur une fille qui avait de la conversation et ne gloussait pas tous les trois mots.

Je jubilais.

Je l'ai déjà dit, je n'ai jamais été une coquette. Ça m'a toujours horripilée, et manifestement, les garçons étaient plutôt d'accord dans le fond. Comme par hasard, en peu de temps je retrouvai tous mes copains d'enfance, avec en prime les filles qui se refusaient à les laisser seuls avec moi... Et tant pis pour leurs belles tournures !

Mais ce n'était plus pareil. La magie et l'innocence de l'enfance avaient disparues, et nos jeux campagnards, bien plus sages qu'auparavant, n'avaient plus cette saveur incomparable. Une délicieuse tension ne nous quittait plus dès lors que nous nous réunissions.

Les garçons me trouvèrent difficile à séduire. Puis, petit à petit, l'amour – ou ce que l'on pensait être de l'amour — fit des ravages dans mon entourage et l'on vit des couples se former et se défaire... Je n'éprouvais que peu d'attirance pour les jeux moins innocents auxquels les autres tentaient de se livrer en cachette des adultes – qui n’en ignoraient rien, bien sûr. Au moins, ça m'a évité quelques scènes que, personnellement, je trouvai très drôles, au contraire des intéressés.

Ceux qui se faisaient prendre en flagrant délit de batifolage dans le foin ou entre deux couvertures par les adultes se retrouvaient séparés pour trois mois, le temps d'être sûr que la jeune fille ne soit pas enceinte. Si ce n'était pas le cas, on leur enjoignait d'être plus prudent et d'attendre le mariage avant de recommencer. Si, au contraire, la jeune fille se révélait être une future mère... on procédait tout simplement au mariage. Et tant pis si les intéressés n’avaient pas voulu plus que goûter à des jeux interdits…

Et c'est comme ça dans tous les villages.

Les enfants dits naturels, c'est-à-dire nés hors des liens du mariage, ne sont pas très bien considérés, d'où ces mariages hâtifs ; si les époux voulaient ensuite réellement se séparer, c’était possible, mais pas avant que l’enfant soit sevré. C'est pourquoi la grossesse de ma sœur aînée avait tellement choqué : pas d'amant connu auquel la marier pour éviter le scandale, et aucun de ses prétendants, qui lui en voulaient d’avoir fauté avec un inconnu, n’avait décidé de la prendre pour femme.

Une fois de plus, de toute la bande d'anciens amis, il ne resta plus que Jervis et moi... Au grand dam de Lannilis. Cette idiote alla un jour jusqu'à me coincer avec quelques unes de ses amies dans un coin reculé du village. Elle me reprocha mon intimité avec mon meilleur ami d'enfance. Cette fille était jalouse ! Mais elle n'aimait même pas le doux Jervis : insipide était le terme le plus anodin dont elle le gratifiait. Elle avait un vocabulaire plus étendu qu'il n'y paraissait, celle-là...

Mon enfance de garçon manqué me servit grandement : Lannilis et ses cinq acolytes ne savaient que donner de délicats coups de pieds dans les tibias en arrachant les cheveux à pleines poignées, au demeurant plutôt faiblardes, ces poignées. Alors que je donnai de vigoureux coups de poings, mordant, griffant comme un beau diable.

Elles finirent par me déchirer mes vêtements d’une façon parfaitement humiliante tout en me couvrant de boues et d'injures. A part cela, j'avais perdu quelques cheveux dans la bagarre, tandis qu'elles, les jours suivants, révélèrent de beaux bleus et de superbes coquards ! Pendant deux septaines, on ne les vit pas pointer le nez hors de leurs maisons sans une bonne couche de maquillage et une coiffure leur cachant le visage.

Quant à moi, comme je l'ai dit mes vêtements déchirés auraient dû m'humilier... Si j'avais été comme elles ! Peine perdue. J'arborai fièrement mes égratignures et me moquait éperdument de mes pantalons de dessous bien visibles sous les haillons des multiples jupons, et tant pis pour le soutien-gorge qui dépassait de l'échancrure déchirée de mon bustier.

Sur mon passage, tandis que je rentrai chez moi, les gens ne rirent que jusqu'à ce qu'ils voient mon visage et ma fierté, et me donnèrent raison. En revanche, la première fois que Lannilis et ses acolytes ressortirent, les autres les battirent froids.

Je triomphai.

Plus haut l’on monte, plus dure est la chute. Un soir, ma mère partit chez une amie admirer son dernier-né. Tandis que je me dévêtais de mon attirail féminin – opération assez longue et minutieuse — mon beau-père entra dans ma chambre sans un mot et me poussa sur le lit où je m'étalai sans élégance sur le ventre. Puis il m'arracha mon dernier jupon, déchira mes sous-vêtements et me frappa lorsque je me débattis, ayant enfin repris contenance devant la brutalité de l'assaut.

Il s'allongea sur moi.

Dès lors, je compris tout. Oh mes sœurs !

À la minuit, j'eus repris assez de forces pour me relever. Je me rinçai rapidement au broc d'eau, réprimant des grognements de douleurs. Je pris tous les draps et vêtements souillés, et allai les cacher parmi les linges que ma mère utilisait chaque mois pour ses périodes. Je savais que sa prochaine commencerai bientôt, et elle ne pourrai manquer de tomber sur ces preuves de forfaiture et de reconnaître à qui appartenaient ces linges. À ces tissus dont les odeurs trahissaient la nature des taches, j'ajoutai un morceau de vêtement pris à mon beau-père, arraché tandis que je me débattais, avant qu'il ne m'assomme presque.

Je rassemblai quelques vêtements, surtout mes braies de garçon manqué ; je pris des provisions, un bon couteau, ma fronde et quelques pierres, puis je filai à l'écurie préparer notre dernier cheval.

Les cris de plaisir de ma mère faillirent me faire hurler. Comment osait-il ? Comment pouvait-il s’occuper d’elle à peine quelques heures après m’avoir fait tant de mal ? Je passai des bandes de cuir aux sabots du cheval pour étouffer les sons, puis je le menai par la bride jusqu'en dehors du village. Je l'enfourchai, non sans difficulté, et m'en allait pour toujours.

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