mercredi 20 septembre 2023

Espèces menacées (2) : L'enlèvement des Sabines

La jeune fille rejeta brusquement la grosse main — la patte ? — et se mit à courir vers la gauche, loin de l'être, loin de la cour, vers le fin fond du domaine. Près des murs se trouvaient des arbres : l'un d'eux lui était accessible, elle le savait d'expérience, et lui permettrait de quitter l'enceinte. Elle devait sortir de là au plus vite, rejoindre la ville, la police, les pompiers... D'ailleurs que faisaient ceux-ci ? Elle sentait les bouffées de chaleur de l'incendie dans son dos tandis qu'elle fuyait ; à ce rythme, le lycée serait détruit de fond en comble ! L'alarme incendie résonnait toujours, accompagnant de sa stridence les pas lourdement marqués de la créature saurienne qui s'était aussitôt lancée à sa poursuite.

La jeune fille atteignit l'arbre, sauta pour attraper une branche et se hissa en ahanant, s'assurant du coin de l'œil que le lézard humain ne l'avait pas encore rattrapée. Elle posa un genou sur l'écorce, s'éraflant légèrement, lorsqu'une sensation humide lui enserra fortement l'autre cheville et tira. Elle baissa les yeux et découvrit une des créatures aquatiques, sortie de derrière l'arbre, qui lui tenait fermement le pied. L'humidité de ses squames pénétra la chaussette. La jeune fille tira sur jambe, puis poussa violemment, mais l'homme aquatique ne lâcha pas prise ; la jeune fille se retourna tout à fait, s'assit sur la branche, assura sa prise et recommença : peine perdue, l'être bleu et visqueux la tira à lui. Répugnant à son contact, elle s'accrochait désespérément à la branche lorsque le saurien de bronze vint aider à la descendre de son perchoir.

La jeune fille ne pouvait plus rien faire sinon guetter la moindre occasion de fuir ; mais elle doutait que les deux êtres fantastiques lui en laissent le loisir. Ils la surveillaient du coin de l'œil tout en l'amenant à la directrice.

La jeune fille réfléchissait à toute allure : que faisaient les pompiers ? Un incendie pareil, la colonne de noire fumée, monstrueusement gonflée, volutant haut dans le ciel, devait se voir de toute la ville, d'autant plus que le lycée se trouvait au sommet d'une haute colline juste à l'extérieur d'icelle. D'où venait ces créatures ? Elles puaient ; les mythes étaient-ils réels ? Et ces ovales de cailloux... Qu'avait à y voir la directrice, si sereine devant le désastre ?

L'herbe de la pelouse bordant le lycée était d'un joli vert printanier, les feuilles des arbres d'un vert tout aussi tendre décoraient harmonieusement les troncs bruns foncés. La palissade de bois clair défilait, et bientôt le trio parvint au devant du lycée, à la cour proprement dite, dépassant plusieurs des ovales délimités et leurs occupants. Elle reconnaissait sans peine les filles étendues là, toutes à moitié évanouies, semblant incapables de bouger, tandis que les vapeurs des bougies les enrobaient de leur parfum lourd. Sous le ciel d'un bleu pur, la fumée de l'incendie s'étirait encore et encore, prenant de plus en plus de volume. La chaleur était palpable, les squames des créatures aquatiques se desséchaient visiblement et celles-ci accéléraient le rythme de leur mystérieuse cérémonie afin de partir plus vite.

Ils parvinrent enfin devant la directrice. L'ovale devant elle venait d'être libéré : d'un signe bref de la main, elle indiqua aux deux ravisseurs d'y allonger la jeune fille. Elle était une des dernières élèves. Un jeune aquatique, déjà en place, la fixa d'un regard profondément désolé. Ses yeux globuleux fixés sur elle avaient quelque chose de familier... La directrice prit la parole :

— "Aah, nous y voilà. Tu es la dernière, jeune fille, il va falloir nous dépêcher si nous ne souhaitons pas partir en flammes avec le lycée. Il a fait son office, tout comme chacun d'entre nous ici, et ici, s'achève sa tâche ultime. Tu as certainement beaucoup de questions à me poser, je me trompe ?"

Mais la jeune fille fut incapable de répondre, de plus en plus engourdie par les douces fumées bleuâtres des bougies presque totalement consumées.

— "Par où commencer ? Mmh, le mieux est sans doute de t'expliquer en premier lieu qui m'emploie réellement. Tu as certainement entendu parler de la société S..., spécialisée dans la protection et la préservation des espèces menacées... Et je dis bien, toutes les espèces, qu'elles soient végétales, animales ou autre ; et c'est là le point important, vois-tu ? Car, nous autres homo sapiens, nous ne sommes pas la seule espèce humaine existant aujourd'hui. Pas encore du moins, et, je l'espère, jamais."

La directrice jeta un regard circulaire. Il ne restait plus que trois rituels en cours, dont le leur. Elle sourit brièvement, satisfaite du déroulement des opérations, avant de reprendre d'un ton docte :

— "Même au sein de notre société de S..., rares sont ceux au courant de l'existence de ces autres espèces humaines. Et, en dehors de nous, il ne subsiste que des mythes et légendes parfois très déformées... Plusieurs se sont éteintes déjà, avant même la création de la société S... voire des siècles auparavant ; nous nous consacrons aujourd'hui à sauver celles qui peuvent encore l'être, par tous les moyens... et je dis bien, par tous les moyens à notre disposition."

La femme remonta ses lunettes sur son nez fin et régulier et poursuivit un air assombri :

— "Et c'est ainsi que nous en venons à certaines extrémités regrettables. Deux des rares espèces humaines non sapiens survivantes, ont comme commun problème de posséder de moins en moins de femmes aptes à se reproduire. Leur fertilité diminue drastiquement et nous avons dû recourir à la fécondation in vitro ; malgré des spermatozoïdes et des ovules sélectionnés pour leur grande qualité, la majorité des grossesses ne sont pas menées à terme ; nous ne comptons plus les grossesses à risque que nous devons interrompre pour préserver les mères. De guerre lasse, nous avons décidé de recourir à des mères porteuses homo sapiens, par le biais de petites annonces et de recrutements discrets de femmes totalement illuminées ou désespérément en manque d'argent."

La directrice renifla de dédain, et la jeune fille, aux mots de "mères porteuses", frémit d'horreur. Porter les enfants de ces... de ces... ? Non !

La directrice lissa sa jupe puis continua son discours :

— "Même cela ne suffit pas... alors nous avons mis au point une technique d'hybridation particulière. Mêlant la science et la... magie de ces peuples non sapiens, nous savons ensemencer des femmes homo sapiens avec le sperme des mâles sauress et aquos, les deux espèces les plus menacées, que tu as pu découvrir aujourd'hui, afin de préserver au maximum leur capital génétique et de ne prendre parmi nous autres, femmes homo sapiens, que les gènes leur rendant la fertilité, la résistance, etc. J'ai même fait partie des rares volontaires ayant initialement testé cette technique révolutionnaire, et je suis fière d'avoir donné le jour à trois reprises à des jumeaux en parfaite santé et qui grandissent harmonieusement."

Sa voix s'adoucit curieusement sur ces derniers mots. Oui, elle était fière de ces six enfants contre-nature, de cette incroyable hybridation... La jeune fille se débattit et parvint seulement à tourner la tête vers la directrice.

— "Nous n'avons eu que trop peu de volontaires valables, les autres étant tout juste bonnes à être mères porteuses — qui nous restent nécessaire de toute façon. Alors, nous sommes allés encore plus loin. Nous avons mis en place plusieurs projets de ce type : de par le monde, nous sélectionnons des jeunes filles en âge de procréer, possédant toutes les caractéristiques voulues : intelligence, physique, etc, nous les mettons en contact avec de jeunes mâles sauress et aquos, déguisés pour l'occasion ; et là encore la magie de ces deux espèces nous est très utile ; après un certain temps de contact, destinés à vérifier l'aptitude des futures mères et à faciliter l'imprégnation, bref le moment venu, nous procédons enfin à l'insémination artificielle selon le procédé scientifique et magique auquel tu participes à présent !"

La directrice fit un grand geste des deux bras, les ouvrant largement comme pour englober ce qui les entourait. La jeune fille tenta de se relever encore une fois ; en vain. Elle ne maîtrisait plus son corps. Triomphante, la directrice acheva :

— "Nous emmenons ensuite les jeunes filles avec nous pour surveiller la grossesse, et elles passeront ensuite les meilleures années de leur vie à donner naissance aux nouvelles générations qui sauveront nos sauress et nos aquos ! Bien sûr, comme ni les jeunes filles ni leurs familles et amis ne seraient d'accord, nous nous assurons d'effacer toutes les traces. C'est ainsi que par exemple, dans cette ville, plusieurs incendies de grande envergure ont été déclenchés au début de l'opération, afin d'occuper les pompiers. Ces incendies ne devraient théoriquement faire aucune victime ; contrairement au dernier incendie de la série, celui du lycée, qui partira en fumée jusqu'aux fondations ! Et pour le monde, vous tous, ici, filles, garçons, personnel, moi-même, nous serons morts, tous morts, cruellement carbonisés jusqu'à nos os même; alors qu'en réalité nous serons partis sauver deux espèces menacées !"

Tétanisée, la jeune fille fut soulevée d'un coup sur ses pieds par l'homme poisson. Le dernier rituel était achevé. Devant elle, le garçon aquatique se relevait également, la regardant du coin de l'œil d'un air triste, la tête basse et les épaules rentrées. L'homme aquos les incita d'un geste de la main à monter dans le seul transport restant, et en vitesse : on ne pouvait se méprendre sur son impatience, puis il posa la main sur le bras de la directrice, l'emmenant courtoisement mais avec célérité vers une voiture aux vitres fumées, tandis que les non sapiens restants, uniquement des sauress, plus résistants à la chaleur, achevaient d'effacer les dernières traces des rituels, emmenant les cailloux et les bougies, grattant les rares paillettes de cire fondue.

L'incendie creva brusquement les dernières fenêtres du lycée, projetant des débris de vitres un peu partout, dont certains crépitèrent sur les écailles et le sol de la cour. Le garçon aquos entoura la jeune fille de son bras, s'interposant entre elle et les éclats.

À son cou brillait une petite chaîne argentée et un pendentif que la jeune fille connaissait : elle l'avait choisi comme cadeau d'anniversaire pour un de ses amis du lycée, un jeune garçon timide aux yeux globuleux... Ses yeux plongèrent dans les siens et elle le reconnut enfin.

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