mercredi 20 septembre 2023

L'âme enfermée (2) : Rêve lucide

 

II

Plus tard, j'apprendrais dans les journaux télévisés que le squelette était celui d'une adolescente ayant vécu environ cent cinquante ans plus tôt. Après quelques recherches, la datation du décès correspondra à la disparition d'une riche héritière, dont la succession fut à cette période alors assurée par la branche cadette.

Mais cette nuit-là, la jeune fille visita mes rêves.

Je me trouvais dans un endroit sombre ; comme si un voile que mon cerveau interprétait sous forme de verre noir séparait mon environnement de ma vision, afin que je ne sois pas dérangée par ce qui ne m'était pas nécessaire pour cette rencontre.

Je vis l'adolescente, de mon âge ou environ, un peu plus grande que moi peut-être, quoique guère, de longs cheveux noirs noués simplement, vêtue d'un jinbei ; elle est très belle. Je reconnais sa voix lorsqu'elle m'adresse la parole, souriant timidement :

— "Je suis désolée de t'avoir induite en erreur, je te dois des explications."

Je sais que je ne comprends pas sa langue, mais je la comprends, elle, malgré tout : c'est le monde des rêves.

— "J'étais enfermée là-dedans depuis si longtemps, plus d'un siècle, peut-être. Bien que je sois morte et décomposée, mon âme était enclose et ne pouvait s'échapper. Tu m'as entendue, et m'a permis enfin de m'en aller : avant de rejoindre le lieu que mon âme doit atteindre, permets-moi te raconter mon histoire..."

Elle était l'orpheline héritière de la famille dirigeante de la région, dont les parents et le frère cadet étaient morts dans de curieuses circonstances. Son oncle, frère cadet de son défunt père, vint alors s'installer dans la grande maison de famille, avec son épouse, leurs enfants et tout l'aréopage, comme c'était leur droit, afin de poursuivre l'éducation de l'héritière et lui assurer un bon mariage.

Vision de la jeune fille dans sa robe blanche de deuil, cheveux tombant en rideaux devant son visage éploré...

Bien que femme, elle n'en était pas moins le chef de la branche aînée et, donc, de la famille... au grand dam de son oncle. Du vivant de ses parents, elle était choyée, richement vêtue, nourrie, soignée, éduquée... Par la suite, lorsque son oncle reprit la maison, les vêtements dus à son rang furent progressivement remplacés par des oripeaux de moindre qualité. La nourriture devint plus simple, roborative, de la nourriture de servante. Plutôt que de poursuivre son apprentissage de la musique, des œuvres littéraires, et des diverses tâches qui occupaient les femmes de haut rang, elle fut assignée au ménage, à la cuisine...

Vision de sa joue veloutée caressée par la main paternelle, puis violemment frappée de la main de son oncle ; vision d'un luth richement décoré égrenant des notes pures sous ses doigts aux longs ongles décorés, remplacée par des genoux écorchés sur le parquet frotté au chiffon tenu dans une main abîmée aux ongles noirs et cassés.

Son unique espoir, faire un bon mariage qui la sortirait de cette vie devenue détestable, fut bientôt anéanti. Curieusement, ces fiançailles précédemment conclues, des années auparavant, par son défunt père, était le seul arrangement que son oncle avait conservé, à l'exception près qu'elle devait épouser le cadet et non plus l'aîné. Elle en découvrit la raison en même temps qu'elle rencontra son fiancé, vêtue pour l'occasion de la seule tenue correcte que l'épouse de son oncle avait réservée, de mauvais gré, car il fallait bien conserver les apparences vis-à-vis des gens n'appartenant pas à la maisonnée. Ce fiancé avait un horrible caractère. Ce mariage promettait d'être un calvaire pire encore que sa vie actuelle.

Vision de riches tissus destinés à la robe de mariage, suivi du jinbei ; vision d'un jeune homme avenant descendant un chaton coincé dans un arbre, remplacée par son jeune frère aux traits semblables mais cruels, se délectant d'étrangler le chat à mains nues...

Elle prit donc la résolution de s'enfuir et en trouva bientôt l'occasion : elle fut reprise et punie sévèrement ; s'enfuit à nouveau, rattrapée, battue... Attendit un moment, devint docile pour mieux tromper ses tortionnaires, puis fit une nouvelle tentative.... Et fut cette fois interceptée avant même de quitter l'enceinte de la maison.

Vision de cordes mordant les poignets, de fouet claquant la chair.

Après un rapide conciliabule, il fut convenu qu'elle était indigne de tous les soins que son oncle lui avait consacré. On l'emmena discrètement à la colline aux roches plates, on la força à rentrer dans l'ouverture de la source, lui cassant les côtes au passage, et on mura grossièrement l'ouverture afin d'être certain qu'elle ne pourrait s'échapper. Et on la laissa mourir là...

— "Je t'épargne les souvenirs de mes derniers jours. Sache seulement que mon agonie fut longue avant que je ne meure de faim."

Mes larmes coulaient abondamment, je reniflais tant que je pouvais, tant ces visions, ce récit, m'avait blessés à cœur.

— "Je te remercie à nouveau de m'avoir délivrée de cette prison, petite sœur, grâce à toi, je peux rejoindre la place qui m'attend depuis si longtemps. Adieu, petite sœur, adieu... !"

Je me réveillais frissonnante, les joues humides.

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