mardi 27 novembre 2012

Il suffit d'un homme... (1)

I

Les larmes m’étouffaient et je hoquetai bruyamment, cherchant de l’air. Ma sœur aînée était morte en couches, ma deuxième sœur avait disparue, la troisième venait de s’enfuir. Je m’enfonçai un peu plus dans la paille, sentant le souffle chaud du cheval sur ma nuque. Pourquoi ? Pourquoi ma mère était-elle tombée amoureuse de cet homme ? Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien.

Lorsque ma sœur aînée se révéla être enceinte, elle qui n’avait pourtant ni mari ni aucun amant connu, le village en fut bouche bée. Très vite, les rumeurs allèrent bon train, car quelques temps auparavant, des voyageurs étaient passés, dont elle avait pourtant repoussé les avances. Je voyais ma sœur décliner, tandis que son ventre s’arrondissait. Pour finir, elle tenta plusieurs fois de mettre fin à ses jours, et ma mère l’avait chaque fois sauvée, jusqu’au soir où l’enfant non désiré tua ma sœur. Dans un bain de sang, ses hurlements déchirants décrurent et s‘achevèrent par des gémissements inarticulés, et, la nuit, lorsque le vent fait craquer les branches des arbres, je revois encore ses bras et ses jambes écartelés, son ventre énorme, son joli visage si pâle et tordu en une grimace grotesque...

Ma mère pleura longtemps, et son compagnon la consola au lit. Mais il se moquait bien de la mort de ma sœur.

Environ six mois plus tard, je remarquai que beaucoup de garçons du village tournaient autour de ma deuxième grande sœur, devenue l'aînée. Il est vrai que son corps prenait des rondeurs à des endroits stratégiques que ces mêmes garçons jugeaient manifestement de plus en plus intéressants. Ma sœur était plus jolie que jamais et leur lançait des œillades ravageuses avant de les ignorer d’un air compassé. J’étais trop jeune et ne comprenait pas encore la raison de cet étrange comportement, et je me demandai si je ferais la même chose au même âge. J’espérais ne pas avoir l’air aussi stupide que certaines filles qui rougissaient et pouffaient comme de la volaille dès que le regard d’un garçon qu'elles guignaient les frôlait comme par hasard.

Ce qui me parut vraiment bizarre, c’est que le compagnon de ma mère devint lui aussi de plus en plus amical avec ma deuxième sœur. Il la tenait parfois par la taille, passait sa main sur sa joue encore aussi ronde que les miennes, lui chuchotait à l’oreille en souriant. Ma mère pensa qu’il essayait de lui remonter le moral, car ma sœur restait très abattue par la mort de notre aînée. Mais, loin de cela, elle s’assombrit de plus en plus.

Et une nuit, elle disparut.

Ma mère pleura encore, et ne comprit toujours pas. Quant à son compagnon, il prononça quelques commentaires extrêmement désobligeants sur ma sœur disparue, et je ne l’en détestai que plus.

Un an plus tard, ma troisième sœur commença à s’habiller à la garçonne, elle qui, jusque-là si coquette, de sa vie n’avait jamais porté de pantalons. Les gens du village murmuraient lorsque nous n’étions pas là, et s’il m’arriva parfois de surprendre certaines de leurs conversations, je ne compris pas vraiment. J’étais encore si jeune !

Tout ce qui m’intéressait pour le moment, c’était de vivre des aventures. J’allais avec les garçons et les quelques filles qui ne jouaient pas à la poupée, et ensemble nous inventions des histoires toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Nous les vivions si intensément que nous avions parfois du mal à revenir sur terre, et les adultes souriaient en disant que ça nous passerait bientôt. Mais notre meilleure source d’histoires était un vieil original, un ancien aventurier. Il nous apprit bien des choses qui me serviraient plus tard.

Ma dernière sœur évitait le plus possible le compagnon de ma mère, et ma mère ne comprenait pas pourquoi. Lorsqu’elle m’emmenait quelque part, elle laissait ma pauvre sœur à la garde de cet homme, et la grondait sévèrement lorsqu’elle protestait qu’elle refusait de rester seule avec lui dans cette maison.

Elle et moi dormions dans la même chambre, ce qui était probablement une chance pour elle. Ce n’était pas le cas de nos sœurs aînées, assez âgées pour avoir chacune droit à une pièce à part et leur intimité. J’avais le sommeil léger, de sorte que depuis quelques temps, j’avais remarqué que ma dernière sœur pleurait souvent. Elle ne faisait presque pas de bruit, ne voulant pas me réveiller, mais je l’entendis tout de même. Et une nuit, surprenant un faible bruit, j’entrouvris un œil : je vis ma sœur se lever, prendre un sac bien plein sous son lit et quitter la chambre. Sur la pointe des pieds, je la suivis jusqu’à l’écurie. Elle sella un cheval, et au moment où elle allait le détacher je me suspendis à son bras en pleurant : j’avais compris qu’elle aussi allait disparaître de notre vie.

Elle me croyait encore au lit. Je lui fis très peur, je crois.

Plus tôt, le jour même, j’avais surpris cet homme, le compagnon de ma mère, tenant ma sœur dans ses bras et la plaquant contre le mur, serrant son corps grossier contre celui plus doux de ma sœur et tentant de l’embrasser. M’apercevant, il avait ri et tapoté la joue de ma sœur silencieuse, et m’avait passé la main dans les cheveux, riant encore plus de voir mon recul, en passant près de moi. Je savais que ça n’était pas bien, ce qu’il faisait à ma sœur, et je le haïssais encore un peu plus, si c'était possible. Je rejoignis ma sœur, qui s’effondra au sol et se mit à pleurer, entourant ses genoux de ses bras. Je posai la main sur son épaule.

— Petite sœur, fit-elle, sanglotant, petite sœur, promets-moi que tu t’en iras lorsque cet homme commencera à te serrer de trop près. Promets-le moi, je t’en prie ! Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose qu’à nos sœurs !

Émue jusqu’aux larmes, je lui fit cette promesse.

Et maintenant, elle s’en allait ! Ma sœur me reprit dans ses bras, me consola, me jura que nous nous reverrions un jour ; je m’accrochai très fort à elle, si bien qu’elle dut me détacher presque doigt par doigt. Elle m’ordonna à voix basse de rentrer me coucher et me fit jurer de ne pas chercher à savoir par où elle était partie. Sanglotant tout bas, je le jurai, et elle me serra une dernière fois dans ses bras, avant d’ouvrir la porte de l’écurie. Je retournai dans notre chambre, me roulai en boule sous les couvertures et pleurai, enfonçant mes petits poings dans la bouche pour étouffer le bruit. J’entendis le pas du cheval, et je bloquai un instant ma respiration, espérant reconnaître malgré tout la direction qu’elle prenait. Avant d’y parvenir, je me mis à suffoquer et respirai un grand coup. Lorsque je tendis de nouveau l’oreille… Plus rien.

Je m’endormis à force de pleurer.

À l’aube, je me levai, m’emmitouflant dans ma couverture, et sortit de la maison. La lumière commençai tout juste à se répandre, éclairant à peine les volutes blanches qui tourbillonnaient et cachaient le sol. Baissant les yeux sur la terre battue du chemin, je cherchais les traces du cheval qu’avait pris ma sœur. Je ne vis rien. Là, peut-être était-ce… ? Mon regard, attiré par une infime dépression, me fit diriger mes pas dans cette direction. Non. Pas une trace. Quelque part, cette constatation me soulagea : personne ne retrouverait jamais ma sœur. Ma dernière sœur. Brusquement, je pris conscience que j’étais seule, la dernière fille de ma mère… Étouffant un nouveau sanglot, je pris le parti de retourner me coucher. Lorsque je me lèverais, je constaterais tout simplement que ma sœur ne serait plus là. Je ne saurais pas où elle se trouverait. Je n’aurais rien entendu, rien vu, rien senti ; c’était le meilleur parti à prendre, et ce qu’elle voulait, j’en étais sûre.

Pourvu que l’on me croie.

Ce fut un beau tumulte, lorsque ma mère se rendit compte de la disparition de la troisième de ses filles. Elle pleura, cria, pleura encore tout en criant, jusqu’à ce qu’une de ses amies lui donne une gifle retentissante. Ma mère se raidit, les yeux exorbités, puis s’effondra dans les bras de son amie. Les femmes du village emmenèrent ma mère se reposer. Quant à l’homme qui était cause en réalité de cette situation pénible, il parvint à prendre un air de prodigieux ennui. Il demanda à ce qu’on recherche ma sœur, et les hommes du village hésitèrent. Mais ils ne pouvaient refuser de laisser une adolescente seule sur les routes. Si notre village était plutôt calme, la campagne alentour recelait ombre de dangers.

Je fus tenue à l’écart, afin de ne gêner personne. Mais l’une des plus belles peur de ma vie, ce fut lorsque cet homme que je refusais obstinément d’appeler « beau-père » me questionna. Je passai là un des moments les plus éprouvants de ma vie. Il me cajola, me menaça, tenta de me persuader, mais rien n’y fit. Il ne put tirer de moi un seul mot. À la fin, perdant patience, il me poussa violemment contre le mur et s’en alla.

Le choc me coupa le souffle, et je suffoquai quelques minutes. Je n’en dis rien à ma mère.

Il tenta aussi à sa manière de la consoler. Mais, cette fois, ma mère n’accepta pas ses attentions inopportunes. Si cette tactique avait réussi à la disparition de mes deux premières sœurs, ; là, c’en était trop. Ma mère était inconsolable, sauf en ma présence. Ce qui rendit l’homme furieux.

Un jour qu’il m’avait traitée un peu brutalement, et prononcé de dures paroles envers mes sœurs et moi, ma mère se leva, s’approcha de lui et le gifla à toute volée. Puis, me prenant par la main, elle me tira jusqu’à sa chambre où elle prit quelques affaires, puis jusqu’à la mienne, où elle fit de même, et enfin m’emmena jusque chez sa meilleure amie. Pendant une septaine, nous restâmes là, et le compagnon de ma mère dut faire de lyriques, larmoyantes et certainement douloureuses excuses – pour lui – à ma mère, et à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’elle consente à rentrer. Il se le tint pour dit et, pendant quelques années, il fit très attention à son attitude et à ses paroles, redoublant en apparence d'attention et de tendresse.

Jusqu’à ce qu’un matin, mes draps tachés de sang prouvent la fin de mon enfance.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire