vendredi 30 novembre 2012

Feän (2)

 On tira doucement sur la corde, une fois, deux fois, pour la prévenir. Fëan releva la tête et regarda, droit devant elle, le soleil rouge qui dépassait largement l’horizon à présent. Elle avait soif. Une nacelle de corde tomba sur elle, et elle y passa maladroitement ses jambes. Lentement, on tira sur les cordes pour la remonter. Inutile pour elle de résister : cela n’aurait servi à rien. On l’aida à passer le bord de la falaise et les Baolfas l’emmenèrent jusqu’à une bâtisse blanche, la soutenant le long du chemin : elle n’avait plus guère la force de se tenir debout.

Entourée de ses gardiens, Fëan dut parcourir plusieurs couloirs contournés, avant de pénétrer dans une pièce circulaire dans laquelle six personnes à l’air hagard étaient déjà assises, des Baolfas brandissant leurs courtes épées recourbées le long du mur unique. Ses gardiens la relâchèrent, et Fëan s’affala sur l’un des bancs entourant la table ronde au centre.

La jeune femme appuya un instant son front brûlant contre le plateau frais de la table, puis jeta un regard autour d’elle de sous ses poignets. La peau brune de trois des Klayanans, les futurs sacrifiés, témoignait de leur état d’esclave : une vieille femme, une femme plus jeune et un homme. Les trois autres étaient un garçon et une fille en pleine adolescence, et un homme d’âge mûr, à la peau plus claire. Tous semblaient avoir totalement perdu espoir, à part la vieille esclave : peut-être en avait-elle tant vu qu’elle ne craignait plus la mort.

Quatre esclaves entrèrent, deux d’entre eux portant un lourd panier chargé de victuailles et les deux autres des outres soigneusement fermées. Ils les déposèrent sur la table, et distribuèrent la nourriture à chaque Klayanan, avant de disposer un gobelet devant chacun et d’y verser de l’eau tirée d’une des outres. L’autre avait été laissée à la garde de deux Baolfas. Les Klayanans se jetèrent avidement sur la nourriture et l’eau, Fëan les imitant. Lorsque son gobelet fut vide, l’un des esclaves la resservit, et ainsi pour tous, jusqu’à ce que faim et soif fussent apaisés. Les esclaves reprirent alors le panier vide et sortirent.

Commença une pénible attente. Leurs gardiens ne bougeaient pas d’un pouce, et les Klayanans n’osaient pas parler entre eux, de peur d’être rabroués. Les deux adolescents se regardaient d’un air qui parlait si clairement que Fëan comprit leur histoire probable. Ils semblaient d’assez haute naissance, or les gens d’un certain rang désignés comme Klayanans pouvaient se faire remplacer par un esclave. Ils avaient probablement été amants, contre l’avis de leurs familles respectives. Ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Le Klaya était très utile pour se débarrasser des importuns et des rebelles, comme le savait très bien Fëan ; c’étaient ainsi que les Prêtres Wanessans maintenaient leur emprise, non seulement sur Etherade, mais sur tout l’Empire Wanessan, et ce depuis plus de quarante siècles. Quatre lourds millénaires de sacrifices humains, dans une société fermement tenue en main, où la religion était tout.

Des heures passèrent, égrenées par un tintement d’airain, et à chaque heure qui passait, l’angoisse montait. Les adolescents se rapprochèrent, se regardant droit dans les yeux sans pour autant oser se frôler de la main. La femme commença par se tourner les pouces, puis se tordit les mains, et pour finir se rongea les ongles jusqu’au sang. L’homme mûr prit un air de prodigieux ennui, mais Fëan remarqua qu’il suait anormalement, s’essuyant souvent le front de la main. Quant à l’autre homme, il contemplait la surface polie de la table d’un air abattu. C’est à peine s’il clignait des paupières plus de trois ou quatre fois par heure. Seule la vieille esclave s’était appuyée sur ses bras, paisiblement endormie.


Tous les sept ans, le Wane mourait exactement sept jours avant que les deux soleils n’entre en conjonction en leur midi. A ce moment-là seulement, le Wane renaissait, perçant de l'intérieur son ancien corps comme d'une coquille pourrissante, et sortait dans l’arène où se trouvait toujours la viande humaine dont il se repaissait, affamé par son éclosion, faisant gicler le sang, avant de retourner se reposer à l’ombre de son antre.


Buvant lentement son gobelet, Fëan savoura la fraîcheur et la pureté de la boisson, tout en revivant ses souvenirs. A sept ans, elle avait vu son premier Klaya. Tout enfant, elle avait regardé avec une fascination morbide la monstrueuse créature se jeter sur les Klayanans les uns après les autres, les déchiquetant violemment, puis les dévorant. A quatorze ans, l’adolescente qu’elle était avait failli se révolter autant que son estomac devant ce spectacle, mais devant les gens de la Maison qui l’avait élevée, elle s'était tue. A quoi cela aurait-il servi ? Peu avant son vingt et unième anniversaire, le Grand Prêtre, le Maître de la Maison, lui avait annoncé qu’elle descendrait dans l’arène au prochain Klaya.

Une main se posa sur son épaule, et son réflexe lui fit balayer l'importune d’un geste brusque, selon une technique qui projeta le Baolfa par terre. Surpris, l'homme se claqua la tête sur le sol, et trois épées courbes se pointèrent vivement vers le cou de Feän. Elle écarta lentement les mains en un mouvement d’excuse, et baissa humblement la tête pour montrer sa contrition et sa soumission.

Un esclave entra dans la salle et leur servit de la boisson que contenait l’autre outre, avec un furtif regard de pitié qui n’échappa pas à la jeune femme. De tous, Fëan seule fit semblant de boire dans son gobelet et jeta discrètement le contenu sous la table. Sa chance fut que les Baolfas étaient occupés à faire avaler la boisson à la vieille esclave, qui s’y refusait absolument : impatienté, l’un des gardiens lui attrapa une pleine poignée de cheveux et tira sa tête en arrière, lui tordant le cou : sous la douleur, la vieille esclave ouvrit la bouche. Le contenu de son gobelet lui fut versé dans la gorge, et elle avala, s’étouffant à moitié.

Bientôt, les six autres Klayanans devinrent plus hagard encore qu’auparavant, leurs yeux désorbitèrent, et une sorte de sourire béat s’étala sur leur visage. « Drogués, pour moins résister... », se dit Fëan. Elle composa son visage pour leur ressembler, et lorsque les Baolfas les mirent debout, elle calqua ses gestes sur leur attitude légèrement débile. Leurs mains tremblaient un peu, et ils ne tenaient plus très droit.

Les sept Klayanans furent escortés hors de la salle, le long d’un couloir étroit et d’un gris clair uniforme. La courbure de ce couloir empêcha Fëan d’en voir l’extrémité, mais la rumeur de la foule lui parvint de plus en plus fort. « Bien sûr, nous sommes sous les gradins ! » pensa la jeune femme.

Son cœur se mit à battre à coups redoublés, sa respiration se fit plus sifflante : elle dut se concentrer pour calmer sa peur croissante. Un seul Baolfa accompagnait chaque Klayanan, Fëan venant en dernier, avec deux Baolfas fermant la procession. Elle se concentra sur son attitude, essayant de ne pas penser à ce qui l’attendait au bout du chemin.

Ils arrivèrent enfin à un grand portail fait de l’acier léger mais d’une stupéfiante résistance de la ville montagnarde d’Asgaal. La lumière du dehors se fit plus vive, et le peuple qui occupait les gradins poussa un rugissement assourdissant, qui laissa brusquement place à un silence presque absolu. Soudain, les Klayanans semblèrent sortir de leur torpeur, et se figèrent.

Dehors, les deux soleils entraient en conjonction. La Conjonction du Midi, l’Heure de la Renaissance. Les Sept Grands Prêtres se levèrent, tendirent leurs bras au dessus de leur tête et entamèrent l'antique invocation, dans une langue rude mais étrangement chantante. Le père de Fëan se tenait en leur centre, le Grand Prêtre Wanessan, régnant tel un dieu.

Le son de leurs voix s’amplifia, monta jusqu’au ciel, et à l’apothéose, sur un geste bref du Grand Prêtre, les Baolfas ouvrirent la porte d’acier et firent entrer les Klayanans. Les Baolfas les poussèrent sans ménagement au centre de l’arène et les firent s’agenouiller devant le balcon des Prêtres.

La foule les vit entrer les uns après les autres, se protégeant vainement la vue de la lumière éblouissante que reflétait le sable de l’arène. Fëan fut amenée au centre du demi-cercle formé par les autres Klayanans, et lorsqu’un Baolfa appuya sur son épaule pour la faire s’agenouiller, elle ne céda pas. Surpris, le Baolfa insista, et elle se rebiffa, le rejetant en arrière. La jeune femme avait rivé son regard sur le Grand Prêtre, sans ciller.

La foule retint son souffle. Le sable renvoyait un éclat de sang rouillé sous la lumière.

Le Grand Prêtre fit un signe discret de la main, et les Baolfas cognèrent les creux des genoux de Fëan, qui tomba, cédant au choc, et posa les mains sur le sol. Vivement, Fëan se redressa et releva fièrement la tête, agenouillée. Ses yeux vrillèrent le Grand Prêtre.

L’invocation cessa enfin, et les Baolfas se retirèrent, laissant à leur sort les sept sacrifiés. La foule acclama les Sept Prêtres, avant de se taire : le moment approchait.

Fëan se leva, défiant les Prêtres du regard, avant de jeter un œil sur la foule. Lentement, elle fit le tour des gradins, tournant sur elle-même, avant de revenir sur le balcon où les Sept Prêtres, le souffle coupé, commençaient à protester. Jamais un Klayanan n’aurait dû faire montre d’un tel manque de respect, d’une telle audace !

Fëan s’avança vers le balcon, et s’immobilisa à portée de voix. Elle articula lentement, d’une voix suffisamment puissante pour que chaque Prêtre puisse l’entendre distinctement :

— Je suis Fëan Ylis Meian ! Je n’ai pas demandé à être sacrifiée ! Vous pensez que c’est un honneur immense, de mourir dans la souffrance, atrocement mutilée, dévorée vivante par ce monstre stupide que vous vénérez tel un dieu ? Alors, prenez ma place ! Je vous méprise, vous qui régnez au nom d’un dieu qui n’est qu'un stupide animal !

Et elle cracha sur le sol.

Un grand silence se fit sur le balcon, seulement troublé par les suffocations du Grand Prêtre. Les autres Prêtres échangèrent des regards choqués et incrédules : que faire ?

Le Grand Prêtre reprit son calme, le visage cependant plus sombre qu’à l’ordinaire, et, jetant un regard qu’il voulut méprisant sur la jeune femme, hurla d’une voix terrible :

— Honte à toi, femme médisante, malheur à toi, femme impie, sur toi s’abattra la vengeance du Wane, plus terrible sera ta mort, précédée de la torture et de l’agonie les plus douloureuses que le Wane puisse t’infliger !

Fier de lui et de ses paroles, il se rassit. Que pourrait-elle répondre à cela, l’insolente, qui tentait vainement de les détruire par les mots avant sa propre mort ? Ce n’était que le cri de rage de la vermine sur le point de mourir. Non, jamais il n’aurait dû permettre à la bâtarde de vivre !

La jeune femme haussa ses épaules douloureuses et répondit simplement, reculant jusqu’à atteindre le centre de l’arène :

— Qu’il vienne !

Le Grand Prêtre s’étrangla, et devint d’un beau rouge carmin.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire