mercredi 28 novembre 2012

Feän (1)

 La douleur s’ancra dans sa cheville.

— Krashtra ! jura-t-elle.

Péniblement, elle se tortilla sur le court rebord rocheux jusqu’à trouver une position plus confortable. Dans le ciel aux reflets mauves, de petites formes tournoyaient, battant l’air de leurs quatre ailes de cuir d’un noir mat. Fëan Ylis Meian murmura :

— Les korns m’attendent. Mais ces charognards ne rongeront pas mes os de sitôt !

Elle se trouvait là depuis le milieu de la nuit, à moitié gelée. Le ressac de la mer faisait frémir ses oreilles pointues, et le goût amer et salé des embruns se confondaient avec celui de la peur et des larmes sur ses joues marbrées. Sa cheville la lança de nouveau. Elle se l’était foulée dans sa fuite éperdue, et ainsi les Baolfas l’avait rattrapée, elle, ni de la race des maîtres, ni de la race des esclaves. Elle faisait une victime parfaite.

Fëan savait bien qu’elle n’aurait jamais dû vivre. Issue d’une union interdite, fille d’un prêtre Wanessan et d’une esclave, elle n’avait dû son salut qu’à son jour de naissance. Le jour du Klaya, jour sacré entre tous. Ce jour-là, les forces déclinantes de sa mère l’avait expulsée dans un flot de sang, lui faisant don de sa vie. Le prêtre l’avait gardée dans sa Maison, et lui avait fait donner une éducation particulière et soignée. Fëan ne s’était jamais mêlée aux esclaves, ni aux maîtres. Son rang était intermédiaire : les maîtres l’ignoraient ou la méprisaient, les esclaves la lorgnaient d’un air à la fois envieux et réprobateur.

Fëan cala son dos contre la falaise, remuant nerveusement les doigts derrière son dos. Ses poignets la démangeaient, enserrés dans une corde de chanvre rêche. La jeune femme allongea ses jambes, et le soulagement momentané lui arracha un soupir. Sa cheville foulée pendait dans le vide, tant la corniche sur laquelle on l'avait déposée était étroite. Loin, en contrebas, des écueils aux bords acérés se voilaient d’écume rouge. Elle joua un instant avec l’idée de se jeter dans le vide, mais renonça vite à cette idée. C’était impossible, elle était attachée trop court. En mettant les choses au pire, elle se serait juste cassé les coudes et déboîté les épaules, se retrouvant dans une position extrêmement inconfortable.

L’ombre d’un korn la survola, et elle eut un mouvement de recul. Soupirant de nouveau, le cœur lourd, elle contempla le lever du premier soleil, un astre petit et blanc, d’une faible brillance. Heureusement pour elle, sa peau luisait d’une substance pâteuse dont l’odeur repoussait les charognards ailés. Une odeur guère agréable à l’odorat très fin de Fëan. Un coup de vent soudain lui fouetta le visage, mouillant sa peau de quelques gouttes salées. Elle passa la langue sur ses lèvres gercées, et vit les premiers rayons du second soleil effleurer l’horizon mouvant de la mer.

Lentement, majestueusement, l’aube se leva, et céda la place à une journée qui s’annonçait chaude et magnifique.

Péniblement, Fëan s’agenouilla, et, ne prêtant aucune attention à sa cheville foulée qui la lançait douloureusement, ni à ses poignets trop serrés dans la corde, elle pria silencieusement :

— Oh ! Wane sacré, je te supplie à genoux, je te supplie de m’accorder la vie ! Je ne veux pas mourir !

Elle pleura.


« Le Wane est sacré. Tous les sept ans, le Wane meurt et renaît, et nous l’honorons par le sacrifice de sept personnes issues de notre peuple. »

Le Grand Prêtre fit une pause, leva majestueusement les bras, avant de poursuivre d'une voix vibrante : « Il y a sept jours, le Wane est mort. Aujourd’hui, le Wane renaît. Le temps du sacrifice est venu ! »

La clameur de la foule fit résonner l’air de vibrations intenses. L’arène était emplie d’un peuple bigarré, habillé de costumes de fête aux couleurs chatoyantes, tel un parterre de fleurs multicolores et mouvantes au soleil. La foule attendait, impatiente de voir le sang des sacrifiés à la gloire du Wane. Le Grand Prêtre Wanessan se tourna brièvement vers un Sous-Prêtre, et lui ordonna d’amener les prisonniers.

— Qu’ils soient prêts à entrer dans l’arène d’ici la Conjonction du Midi.

— Oui, Vénéré Grand Prêtre.

L’homme hocha la tête avec respect et quitta le balcon. C’était une plate-forme dont la rambarde était constituée de fines colonnes cannelées, et ombragée en son milieu d’une toile de la couleur du sang frais, un rouge presque pulsant. Ce balcon surplombait un porche immense, ouvrant sur un tunnel très sombre. Pour le moment, ce porche était symboliquement fermé par une barrière de jonc habilement tressée, auquel étaient suspendus de petites clochettes couleur vert-de-gris. L’arène, recouverte de sables jaune pâle et brun clair, absorbait la chaleur croissante.

C’était réellement une superbe journée qui venait, et le Grand Prêtre Wanessan sourit : ce jour serait le dernier de la bâtarde. Jamais il n’aurait dû lui permettre de vivre, et pourtant les circonstances l’y avait forcé. Nul n’aurait dû être à même de lui faire cela : son rang aurait dû l’en protéger, lui, qui surpassait même l’égloque, l’administrateur civil qui s’occupait de la ville ! Bien qu’en théorie, ils soient égaux. Le sourire du Grand Prêtre se transforma en un rictus méprisant lorsque ses yeux se posèrent sur l’égloque : bonhomme petit et chauve, aimant la bonne chair et sa ville tout autant, il était terrorisé par le Grand Prêtre. Il faut dire que sa propre sœur avait été choisie comme victime du sacrifice il y avait sept ans, et qu’elle avait hurlé longtemps lorsque le Wane lui avait arraché le bas du ventre. Quel souffle elle avait eu ! Et quelle voix aiguë ! C’était l’un des meilleurs souvenirs du Grand Prêtre. Quel festin !

Parmi les gradins circulaient quelques esclaves chargés de donner des boissons rafraîchissantes au public. Leur crâne nu luisait de sueur, et leur peau brune tranchait parmi la foule multicolore. La Conjonction du Midi approchait : le petit soleil blanc était au zénith, et son grand frère plus rouge le rejoindrait bientôt. Lorsqu’un esclave se présenta sur le balcon avec un plateau chargé de divers flacons aux tons bleu et argent, le Grand Prêtre se fit verser un bol de Schir, le vin ambré d’Etherade, la capitale de l’Empire Wanessan, la ville qui abritait le Wane. Il congédia l’esclave d’un revers négligent de la main, puis porta le petit bol de porcelaine délicatement ouvragée à ses lèvres.

Bientôt, la bâtarde mourrait.

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