vendredi 28 décembre 2012

Elspeth (10)

 Fin d'un merveilleux et trop court week-end, retour en classe, je constatai avec une joie secrète que deux des filles s'étaient faites porter pâles – celles à qui j'avais collé les yeux au beurre noir – et que les deux autres me regardaient d'un air d'autant plus morose que Yannick et moi nous tenions sans cesse par la main. Je me sentis triomphante.

Hélas pour moi, le lendemain, les deux absentes furent de retour, un sourire mauvais aux lèvres et arborant fièrement leurs blessures de guerre. Et pour cause... Car leurs familles avaient porté plainte contre moi !

Je fus convoquée dans le bureau du directeur, qui me fit un sermon que je ne supportai qu'avec difficulté, me sachant innocente. Et juste quand il termina, ma mère, qu'on avait aussi convoquée, entra en coup de vent, absolument furieuse et tenant dans ses bras un paquet de chiffons que je reconnus aussitôt pour mes vêtements déchirés. La suivait mon cher Yannick.

Il y eut une explication orageuse, mais le directeur dut bien se rendre à l'évidence : j'étais depuis mon entrée dans l'école d'une patience d'ange, et il était improbable que quatre filles se soient fait rosser par une seule !

On me tint à l'écart des explications suivantes, mais je sais par ma mère que les familles des pestes désiraient mon expulsion et ne pouvait admettre que leurs chéries si douces et délicates, ces modèles de bonnes manières, puissent avoir causé du tort à une inférieure sociale.

— Pauvres dindes ! les insulta ma mère en aparté. Et leurs filles sont de vraies mijaurées !

Le directeur, ayant enfin démêlé la vérité, dit leur fait à toutes ces dames, donna un blâme au quatuor infernal et annonça que si elles restaient, c'était uniquement par faveur - par faveur financière, dirais-je, familles de riches !

Ce fut très calme durant quelques mois, après cela... Ce qui me convenait tout à fait ! Car, autre nouvelle d'importance mais de toute autre nature, ma mère et mes « tontons » estimèrent que mon niveau de bassiste était suffisant pour que je monte sur scène avec eux pour leur prochain concert... Et j'avais le trac !

Yannick venait souvent nous voir aux répétitions, et sa présence me réconfortait. Son enthousiasme était si communicatif qu'il parvenait à me faire rire là où mes « tontons » n'obtenaient qu'un rictus... Mais eux, je les connaissais depuis toute petite.

Ce devait être un petit concert, mais ça ne m'empêchait pas de m'angoisser. Le soir même, j'étais plus tendue que la corde d'un arc. Et je sentais aussi la tension du groupe, bien qu'ils soient infiniment plus habitués que moi à monter sur scène ; ça n'arrangeais pas les choses. Et si j'oubliais les accords ? Et si je faisais des fausses notes ? Et si la sangle lâchait et que ma basse casse en tombant ? Et si ?

Puis vint le moment de monter : mes « tontons » s'avancèrent, puis ma mère, qui se retourna juste avant d'entrer en scène, en s'apercevant que je ne la suivais pas. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas ! Je lui lançai un regard suppliant, incapable de parler, gorge sèche, le cœur battant à tout rompre : figée pour l'éternité...

Les yeux de ma mère s'arrondirent soudain, ses lèvres se retroussèrent en un sourire, et deux mains se plaquèrent si violemment sur mes épaules que je crus défaillir. Les mains me retournèrent – d'un seul bloc, tellement j'étais rigide d'angoisse – et mon regard plongea dans celui incroyablement bleu de Yannick...

Il tentait de m'hypnotiser ou quoi ? Puis il m'embrassa. Si langoureusement que j'en eus le vertige : totalement incapable de penser, je me raccrochai à lui comme à une bouée de sauvetage, et quand il me lâcha nous étions tous deux essoufflés et un peu rouge. Non vraiment, il venait de réveiller en moi des sensations très fortes...

Il me tourna – toujours d'un bloc — vers la scène, et me poussa gentiment. Je trébuchai, fis un grand pas en avant pour me rattraper et prit la main tendue de ma mère qui se retenait de rire.

Nous entrâmes ensemble sous les projecteurs.

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