mercredi 26 décembre 2012

Elspeth (9)


 La moitié des filles du collège me regardait avec jalousie, et je m'en moquais éperdument. Par ce seul baiser et ce seul regard, Yannick avait renversé toute mon existence !

Je ne saurais vous dire ce qui avait changé. Ma vie n'était pourtant pas si différente ; mais lorsque Yannick me regardait, mon cœur bondissait; sa voix me faisait frémir ; et ses mains, ah, ses mains ! Qu'elles étaient douces !

Un soir, ma mère m'observa et se mit à rigoler. Il me fallut un moment pour que ce bruit pénètre ma délicieuse rêverie éveillée : j'avais la tête posée dans les mains, le regard perdu dans le vague... Au lieu de réfléchir à mon problème de mathématique, je ne voyais que Yannick !

— Tu es amoureuse, Elspeth... dit ma mère d'un air de conspirateur.

Je rougis.

— Et alors, grognai-je.

Elle écarta les mains.

— Et alors je trouve que ça te rend plus jolie que jamais.

C'était bien d'elle de me sortir un truc pareil ! Je contre-attaquai :

— Et toi, maman, tu étais plus jolie quand tu étais amoureuse ?

— Oui. J'étais plus jolie parce que l'homme que j'aimais me trouvais jolie. Pas la peine de t'énerver ! Je suis juste amusée de te voir si rêveuse, c'est si peu dans tes habitudes ! Bon allez, dis-moi... Quel est son nom, la couleur de ses cheveux ? De ses yeux ?

— Oh, maman !

Je me mis à rire, moi aussi, et je lui racontai tout. C'est incroyable, cette faculté qu'a ma mère d'être aussi... Il n'y a pas de mot, je crois ! Elle est ma mère, mais elle est aussi mon amie. Je peux tout lui raconter, et elle comprend. En son cœur, elle est capable de retrouver la jeune fille qu'elle a été...

Et puis un soir, hélas, le quatuor infernal s'enhardit dans sa nouvelle haine contre moi. Je m'assis sur un banc devant la fontaine du parc, de l'autre côté de l'endroit où nous devions nous retrouver, Yannick et moi. Mes vêtements étaient en lambeaux, je portais des griffures et j'étais complètement décoiffée, suite à un douloureux arrachage de cheveux.

Le quatuor infernal m'avait coincé non loin, tandis que je rêvais de Yannick et de notre rendez-vous vespéral, et elles s'étaient jetées sur moi en grognant comme un caniche fou furieux. Heureusement pour moi qu'elles ne savaient pas se battre ! Elles m'ont tiré les cheveux et m'ont arraché mes vêtements – mes préférés, ceux qui me mettaient si bien en valeur – tout en me distribuant force claques.

Vite réveillée, je me suis débattue comme un beau diable et elles sont reparties qui avec un coquard, qui avec des bleus aux tibias, des griffures et des morsures, en boitant bas et me traitant de chat sauvage. Oui, je me suis défendue comme une gamine des rues : que faire d'autre, à une contre quatre ?

J'enfouis mon visage dans mes mains. Qu'est-ce que je devais faire ? Rentrer à la maison et envoyer un message à Yannick pour lui dire que j'étais malade ? Et ma mère, alors, devais-je lui dire qu'on m'avait attaqué ? Non, non... Mais elle allait forcément remarquer la disparition de mes vêtements favoris !

J'en étais là de mes réflexions lorsque j'entendis le bruit d'une course sur les graviers de l'allée. Le temps de relever la tête, Yannick était là, essoufflé et troublé.

— Elspeth, bon sang, j'ai eu si peur, comment te sens-tu ? Attends, tu as du sang là...

Il tira un mouchoir propre de sa poche et m'essuya si tendrement la joue que j'en fondis en larmes. Il me prit dans ses bras et me serra.

— J'ai croisé les filles que tu appelles le quatuor infernal, reprit-il, je me suis caché juste avant qu'elles ne me voient. Elles parlaient de ce qu'elles venaient de te faire, et je me suis vraiment inquiété pour toi !

— Ça va, elles ne savent pas frapper. Elles ne m'ont pas fait grand mal... mentis-je.

— En attendant, tu les a bien arrangées, et c'est bien fait pour ces sales pestes. Viens, on va rentrer chez toi pour que tu te changes et qu'on soigne tes écorchures. Tu ne peux pas aller au cinéma dans cet état !

Je protestais, mais il avait raison. J'avais les jambes qui tremblaient un peu, et – ô joie – il laissa son bras autour de ma taille, pour me soutenir. Enfin, peut-être pas que pour me soutenir !

Ma mère poussa les hauts cris. Elle me soigna sans cesser de vitupérer contre mes persécutrices. Tandis que j'allais dans ma chambre enfiler des vêtements propres, ma mère cuisina Yannick sur ce qu'il s'était passé, et lorsque je pris mes chers vêtements en haillons pour aller avec regret les jeter, elle me les prit des mains et refusa de me donner la moindre explication, avant de nous envoyer dehors avec un sourire.

— Vous avez prévu une soirée, mes chéris, alors allez-y ! Vous avez juste le temps d'arriver au ciné avant le début de la séance.

Yannick et moi nous entre-regardâmes, puis il me prit par la main et nous nous mîmes à courir. Il ne me la lâcha plus de toute la soirée, sauf quand il posait son bras sur mes épaules. Malgré la douleur diffuse provenant de mes écorchures, je nageais dans le bonheur.

Allons, cette soirée si mal commencée allait peut-être bien se terminer !

Devant la maison, sur le pas de la porte contre laquelle je m'étais adossée, Yannick se pencha sur moi...

Premier baiser.

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