mardi 4 décembre 2012

Feän (4)

— C’est une fille, Vénéré Grand Prêtre, annonça l’esclave accoucheuse.

— Bien.

— Ylis Meian Gano est morte. Avant de rendre son dernier souffle, quand elle a su le sexe de l’enfant, elle a dit : Fëan.

— Bien. Amenez-moi la bâtarde.

— Oui, Vénéré Grand Prêtre.

L’esclave accoucheuse partit et revint avec un petit paquet dans les bras, qu’elle présenta humblement au Grand Prêtre. Celui-ci baissa les yeux sur un petit visage endormi d’un brun très clair, aux délicats traits d’enfant. Il la contempla longuement, méprisant, mais son visage s’altéra soudain, et il prit le bébé dans ses bras, congédiant la femme d’un sec revers de main.

— Amenez le corps de sa mère à la morgue du Temple, ordonna-t-il.

L’esclave accoucheuse s’inclina très bas et sortit, laissant seule le Grand Prêtre. Après un moment, l’homme murmura, les traits tordus de douleur :

— Petite bâtarde, tu vivras aujourd’hui, parce c’est le jour du Klaya… Tu es née au moment exact de la renaissance du Wane… Tu devrais mourir, mais je dois te laisser vivre ou tous murmureront. Vis donc, Fëan Ylis Meian, en souvenir de mon fils…


— Père, me voici.

La petite fille s’inclina devant le Grand Prêtre Wanessan, puis se redressa, gardant cependant les yeux baissés sur le sol.

— Fëan.

L’homme tira sur sa toge, afin de laisser passer un d’air. Puis il signifia à l’esclave qui l’éventait de presser le mouvement. Il prit une coupe de Schir, le vin d’Etherade, la ville où il vivait et la capitale de l’Empire Wanessan. Il observa attentivement la petite fille.

Tout dans son apparence trahissait son sang-mêlé : sa peau trop foncée pour être celle d'un maître, mais trop claire pour être celle d'une esclave. Ses grands yeux fendus en amande, pour l’heure humblement cachés derrière des paupières veloutées, étaient d'un gris d'acier tachetés de bleu vif, comme ceux de son père. Ses cheveux, d'un ton chaud et doré, étaient beaux et mais trop clairs pour lui venir de sa mère, brune. Même ses oreilles, très pointues, la désignaient comme descendante d'esclave.

Tout comme son nom. Un nom propre, suivi du nom de sa mère et de la mère d'icelle. Fille et petite fille d’esclave, mais aussi fille de maître. De telles unions maître-esclave ne devraient pas être fécondes : il s’agissait de deux races différentes ; d’ailleurs, pour plus de sûreté, les esclaves de plaisir recevaient un contraceptif, ou devaient mourir immédiatement si jamais elles avaient conçu, elles et leur enfant à naître.

Mais la mère de la bâtarde avait disparu avant que l’on s’aperçoive de son état. Elle n'avait pourtant même pas été éduquée pour le lit d'un maître et n'aurait jamais en partager la couche ! Elle n’était réapparue que pour donner la vie de cette abomination : Fëan Ylis Meian. Intelligente, patiente, ne cherchant ni à plaire, ni à déplaire. Quel enfant étrange…

Le Grand Prêtre avait pris soin de cacher son existence. Il avait menacé de torture les proches de quiconque parlerait. C’était le plus efficace, le Grand Prêtre Wanessan le savait d'expérience.

Il prit la parole, et Fëan se raidit imperceptiblement, ce qui satisfit le Grand Prêtre.

— Fëan Ylis Meian. Demain sera le jour du Klaya. Tu auras alors sept ans d’existence. Sept ans, pensa-t-il à part lui, sept ans que…

Il but une nouvelle gorgée de vin.

— Tu assisteras au Klaya. Tu peux te retirer à présent.

— Oui, Père.

L’enfant se retira sans bruit. Quelle voix mesurée… Savamment contrôlée afin de rester neutre. A part lui, le Grand Prêtre admira cette enfant maudite mais habile, ce qui le mit en colère. Il se leva brusquement, posa sa coupe de vin après l’avoir vidée en deux gorgées et se prépara à sortir. Il devait vérifier les derniers préparatifs du Klaya.

— Sept ans… pensa-t-il. Et elle n’a montré aucune émotion.


Fëan jouait contre son tuteur à un jeu compliqué rappelant les échecs. Et, pour la troisième fois de suite, elle gagna.

— Bravo, Fëan. Tu es très douée, la complimenta son tuteur souriant.

L’adolescente grogna. Il ignorait qu’elle devait faire des efforts afin de ne pas le laisser perdre trop vite.

— Tu as quartier libre jusqu’au repas, Fëan.

Fëan quitta son siège et rangea le jeu, puis quitta la salle. Son tuteur se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et s’essuya le front.

— Oh grand Wane, que cette enfant est douée ! pensa-t-il.

Et comme ça pour tout. Si le Maître apprenait jamais que le tuteur avait laissé Fëan apprendre le maniement des armes et le combat au corps à corps, comme pour un jeune Maître, il serait certainement battu à mort… Mais cette enfant était si adorable, si intelligente, si… Dommage qu’elle fut une enfant maudite.

Fëan n'était pas de bonne humeur. Elle venait de voir son deuxième Klaya une semaine auparavant, et se sentait encore nauséeuse devant le souvenir de ce que cette monstruosité verte avait fait aux sacrifiés dans l'arène. Et tous ces gens hurlant de joie de voir tout ce sang gicler dans les airs… Société dépravée, dominée par un monstre et des hommes avides de pouvoir. Dont son père… A quatorze ans, Fëan était plus intelligente que bien des adultes ayant reçu l’éducation des Maîtres. Elle avait dû se montrer meilleure que tous les autres pour sa seule survie : ni maître, ni esclave, méprisée par tous, acceptée par personne, elle savait qu'aucun faux-pas ne lui serait jamais pardonné. Même son tuteur ne l’appréciait pas tant que ça... Il reconnaissait ses talents, admirait ses courbes d'adolescente, mais Fëan restait seule, sans amis. Personne n'avait plus jamais pris le risque de lui montrer la moindre compassion après la mise à mort de sa nourrice, jugée trop douce envers la jeune fille...

Elle secoua ses cheveux blonds marbrés de roux, qui lui descendaient jusqu’aux reins. Arrivée dans sa chambre, elle s’assit devant son miroir. Après les avoir soigneusement brossés, elle les noua en une longue tresse qu’elle enroula ensuite sur sa nuque. Elle retira sa robe et mit ses pantalons bruns de monte et une courte tunique verte, recouverte d’une veste d’un vert plus foncé. Puis elle se dirigea d’un pas leste vers les écuries. Elle brida un keskel, monture ressemblant à un scarabée géant, et s’apprêtait à sortir lorsqu’un esclave lui barra le chemin. Elle l’apostropha, énervée :

— Ôte-toi de mon chemin !

L’esclave blêmit : jamais elle ne s’était permise ce ton depuis qu’il la connaissait.

— Pardonnez-moi, Petite Maîtresse, dit-il d’un ton suppliant, mais vous savez que le Maître interdit que vous sortiez sans voile !

— Mon voile ! J’en ai assez, de devoir sans cesse me cacher ! On dirait une pestiférée, ou l’épouse soumise et abrutie d’un fanatique !

L’esclave s’agenouilla de telle sorte que Fëan ne puisse sortir sans l’écraser.

— Je regrette, Petite Maîtresse, mais il faut que vous consentiez à porter ce voile ! Vous savez ce que ferait le Maître autrement.

Fëan soupira.

— Je suppose que tu as ce maudit voile sur toi !

L’esclave acquiesça, mais ne bougea pas.

— Hé bien ! Passe-le moi !

— Petite Maîtresse, je ne bougerais pas si vous ne descendez pas de ce keskel.

— Ainsi dois-je venir le chercher ? Soit !

Fëan descendit de sa monture, arracha le voile des mains de l’esclave et s’en alla à pied dans la ville.

— Occupe-toi du keskel ! lança-t-elle à l’esclave avant de disparaître de sa vue.

Avant de quitter la propriété, Fëan prit le soin de bien se couvrir le visage, et sortit des gants d’une poche de ses pantalons afin de cacher la couleur de ses mains. Heureusement, il n'était pas rares que les filles et femmes de Maîtres (ses habits étaient assez riches pour la faire passer pour telle) se voilent intégralement, afin de préserver la blancheur de leur teint. Elle savait que les gens observeraient d’un air narquois sa tenue de monte alors qu’elle était à pied. Si on lui posait la question, elle répondrait que sa monture l’avait fait tomber et s’en était retournée à son écurie. Elle passerait pour une idiote, mais tant pis.

L'adolescente pressa le pas et se perdit dans la foule : elle espérait que les esclaves inévitablement lancés à sa poursuite pour l'escorter ne la retrouverait pas de sitôt.

Après quelques minutes, Fëan quitta enfin le quartier des riches et des nobles et se retrouva dans le quartier marchand. Une foule habillée dans des camaïeux de bleus et de verts emplissait les rues, se pressant devant les étals et discutant avec animation. Comme toujours, Fëan se sentit à part : jamais elle n’avait participé à la vie de la ville. Elle était rarement sortie de la propriété, toujours sous bonne escorte, toujours voilée.

L’adolescente avait pris la précaution d’emporter une petite bourse contenant des sous : en voyant un marchand de beignets croustillants et tout chauds, l’eau lui vint à la bouche et elle se félicita de sa prévoyance. Fëan traversa sans les bousculer - difficile ! - la bande d’enfants qui se tenait devant le marchand et acheta un sachet de beignets. Le marchand la regarda bien un peu, mais se garda de tout commentaire. Il lui servit ses beignets, prit l’argent et rendit la monnaie, puis donna une tape sur la main impatiente d’un des enfants, en le grondant gentiment.

Fëan chercha alors un endroit où elle pourrait retirer ses gants et un coin de son voile avant de manger ses beignets. Il ne fallait pas que l’on puisse la voir. Depuis qu’elle était assez grande pour comprendre la différence entre un esclave et un Maître, elle avait peur des réactions que pourrait avoir les gens en voyant sa peau. Fëan avait peur pour sa vie, qu’elle savait précaire. D’un geste, son père pouvait pu la lui reprendre.

Elle trouva un petit jardin public, vide pour l’heure de tout occupant. Elle choisit le coin le plus sombre, s’assurant que personne ne la verrait de la rue, tout en surveillant l'unique entrée. Puis elle ouvrit son voile, retira ses gants pour ne pas les salir, plongea la main dans le sachet tout chaud et en sortit un beignet. Que c’était bon ! En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le sachet fut vide. Fëan se frotta les mains, se pourlécha les lèvres, et se demanda soudain pourquoi son père, le Grand Prêtre Wanessan, avait laissé vivre une bâtarde, et l’avait même élevée dans sa propre maison, lui donnant une éducation de Maître. Pourquoi son père avait-il même laissé vivre jusqu'à la parturition l’esclave qui lui avait donné le jour ?

Comment le Grand Prêtre avait-il pu utiliser ainsi une esclave, lui qui semblait pourtant mépriser les plaisirs de la chair ? Fëan comprenait qu’on lui cachait bien des choses, que sans doute son père était seul à connaître.

Un bruit se fit entendre, et Fëan se retourna très vite. Trop vite, elle s’en rendit compte en se retrouvant face à face avec un groupe d’une dizaine d’adolescents à la peau blanche, bouches bées. Ils regardaient son visage d’un air choqué, et Fëan se rappela qu’elle avait omis de remettre ses gants et son voile.

Fëan les replaça posément, et se leva. Le groupe d’adolescents se recula un peu, et ils commencèrent à chuchoter entre eux. Fëan s’aperçut qu’ils lui barraient le chemin. Prise au piège.

L’un des garçons s’avança, et lança, du ton des Maîtres :

— Dis donc, esclave, que fais-tu dans des vêtements qui sont au-dessus de ta condition ?

— Cela me regarde, répondit Fëan d’un ton neutre.

— Que non. Nous avons vu ta peau foncée, esclave.

Un autre ajouta :

— Mais peut-être ton Maître t’a-t-il habillée ainsi pour le plaisir que tu lui donnes ?

Fëan prit peur. Elle allait devoir se battre, et ils étaient trop nombreux. Personne n’irait l’aider. Pas elle.

Ni Maître, ni esclave !

Le groupe s’avança, menaçant.

— Une esclave qui se monte la tête, hein ? On va t’apprendre à te faire passer pour une des nôtres.

— Du plaisir, hein ? On va voir ça !

Le premier à avoir parlé fit encore un pas, et arracha le voile de Fëan d’un geste brusque avant de la tirer dans la lumière. Fëan ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, les garçons la regardaient d’un air si hostile qu’il lui fit froid dans le dos. Ils allaient la tuer !

— Ta peau est trop claire pour une vulgaire esclave. Une bâtarde, dit froidement le garçon. Qui t’as laissé vivre, bâtarde ? accusa-t-il.

Il s’avança encore et la frappa en pleine face. Puis il l’agrippa par sa veste et lui cracha :

— Bâtarde ! Maudite ! Tu n’as pas le droit de vivre !

Fëan se dégagea, le rejetant d’un coup de poing. Puis elle essuya le sang qui coulait de sa lèvre fendue.

— Ils vont me tuer ! pensa-t-elle, sentant la panique monter. Me battre à mort ! »

— Bâtarde !

Ils répétèrent ce mot d'un ton vibrant de haine, le scandèrent, et leur chef se releva, crachant une dent cassée. Il fut le premier à se jeter sur elle.


Elle se réveilla dans une brume écarlate, la tête douloureuse et pulsante, étonnée de vivre encore.

— Pourquoi es-tu sortie sans escorte ?

La voix froide, coléreuse, de son père. Et emplie d’une violence difficilement contenue.

— C’est l’un des esclaves qui te cherchaient partout qui t’as empêché de mourir sous les coups de cette bande de gamins. Je commence à croire qu’il aurait mieux fait de t’y laisser ! Je promets que si tu recommences, je ne ferais rien. Tu mourras de ta propre bêtise !

Une porte claqua. Il était parti. Une main douce lui mouilla le visage, apaisante, et Fëan se renfonça dans la brume écarlate.


Il lui avait fallu plusieurs mois avant de surmonter ce passage à tabac. Elle ne chercha plus jamais à sortir de la propriété.


Fëan avait de plus en plus de mal à ne pas se révolter. Nul n’aurait dû supporter ce genre de vie. Recluse, non aimée, méprisée, ou ignorée. Ce fut d’une apparence sereine mais intérieurement bouillante de frustration que Fëan se tint immobile devant le Grand Prêtre Wanessan, tête baissée, mains croisées. Comme pour ses sept ans, comme pour ses quatorze ans, il se tenait assis sur une chaise confortable mais austère, sans s'appuyer au dossier, une coupe de vin de Schir à la main, une esclave l’éventant dans la chaleur de l’été. Après une gorgée, il prit la parole.

— Dans quelques mois, tu auras vingt et un ans. Tu es une femme accomplie, Fëan Ylis Meian. Tu as reçu une éducation parfaite, complète. Tu es une femme, et même une femme intelligente, et plus que bien des hommes, je dois bien le reconnaître, ajouta-t-il d'un air de profond regret.

Il s’interrompit pour avaler quelques gorgées de sa coupe, comme si ces derniers mots l’étouffaient. Fëan attendit patiemment la suite.

— Je t’ai choisie pour le Klaya. C’est un immense honneur, le couronnement de ta vie. Tu seras parfaite...

Fëan écarquilla les yeux, releva la tête : lorsqu’elle inspira, les narines pincées, ses yeux, brûlants, plongèrent dans ceux du Grand Prêtre et lui vrillèrent le cerveau.

— Jamais ! cria-t-elle.

Elle tourna les talons et quitta la pièce.

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