dimanche 30 décembre 2012

Elspeth (11)

Je compris pourquoi ma mère et mes « tontons » aimaient tant la scène. C'est incroyable. Il se dégage une énergie si grisante, si énorme que vous n'existez plus. Vous êtes porté par le flot, irrésistiblement, et vous n'êtes plus que le vecteur par lequel la musique est. Vous n'êtes plus que musique...

Il me fallut des heures pour atterrir après le concert. Émotionnellement et physiquement j'étais épuisée – j'avais pas mal bougé et il était très tard – mais l'énergie résiduelle du concert me portait encore. Ç'avait été une vraie réussite, et j'étais fière de voir que j'avais honorablement tenu ma place. Certes, j'avais fait quelques fausses notes, mais elles étaient passées inaperçues et j'avais bien joué dans l'ensemble.

Le véritable debriefing n'eut lieu que le surlendemain – le temps que je me remette, car je dormis durant une journée quasi-complète ! C'est là que j'eus droit aux remarques sur mon jeu de basse, les erreurs que j'avais commises, les bons passages... Et puis la vie reprit son train-train habituel : les cours, les yeux de Yannick, les entraînements musicaux avec ma mère et mes « tontons », le corps de Yannick...

Oups ! Je m'aperçois que j'en dit trop ! Car après ce baiser qu'il me donna, les choses avaient un peu changé entre Yannick et moi. Nous avions près de seize ans désormais, nous étions ensemble depuis plus d'un an et très amoureux... La Nature réclama ses droits. Si le début nous trouva tout timides, la suite nous trouva plutôt ardents...

D'ailleurs à la même période, je ne sais pourquoi, il y eut une épidémie de mariages et de bals parmi les gens de la haute. Le quatuor infernal, qui depuis peu avait repris du poil de la bête, m'asticotait sans cesse avec ça, en me disant que je ne serais jamais invitée à de telles fêtes... sauf peut-être comme marmiton ou femme de ménage !

Je laissais dire. Elles ne pouvaient pas grand chose contre moi, dans le fond ; la leçon qu'elles avaient reçu leur avait suffi. Et elles avaient fini par se résigner au fait que Yannick m'aimait et m'était fidèle... Car ces pestes avaient bien sûr tenté de le séduire malgré lui, et tant pis pour moi ! Mais il ne voyait que moi, tout comme je ne voyais que lui. Le véritable amour, à notre âge, c'est exclusif !

Enfin, toujours est-il qu'un de ces mariages devait avoir pour ma mère et moi une importance capitale. Nous nous étions retrouvés un soir, tout le groupe, dans notre local habituel, et ma mère demanda à mes « tontons » la raison de leur visage réservé. L'un d'eux désigna la table et lui enjoignit de lire la nouvelle proposition de concert. Je m'en emparai avant ma mère – ça l'agaçait d'ailleurs prodigieusement, cette manie que j'avais de la devancer au téléphone, au courrier... – et je vis qu'il s'agissait de se produire justement à un de ces mariages de la haute.

Je reconnus le nom, car les pestes m'avaient assez baratinés avec. Il s'agissait de l'une des familles les plus influentes, dont le fils épousait l'héritière d'une autre famille riche. Curieusement, il s'agissait là d'un mariage à moitié arrangé, à moitié d'amour : tant mieux pour les familles, tant mieux pour les futurs époux. Ceux-ci étaient de grands fans de notre groupe, et leurs familles, bien que n'approuvant guère cette passion pour notre style de musique, voulaient leur faire plaisir pour l'occasion. Le cachet proposé était tout à fait alléchant, et je me demandais où était le problème... Je passai les papiers à ma mère.

Son visage se décomposa en lisant, et elle se laissa tomber sur le siège qu'un de mes « tontons » venait de placer fort à propos derrière elle. Un autre lui mit dans les mains un verre de whisky - déjà prêt ! - qu'elle avala d'un coup. J'ouvris des yeux ronds, et encore plus quand elle en avala un second. Cul sec, et sans frémir.

Le troisième « tonton » me serra l'épaule, et je refermai la bouche avant de poser la moindre question. Ma mère ouvrit la sienne.

Réfléchis bien avant de refuser, coupa-t-il. Tu as beaucoup changé depuis, ils ne te reconnaîtront probablement pas. Je doute même qu'ils aient jamais su que tu fasses partie de notre groupe en particulier. Et quand bien même, c'est pour leur fils et sa future épouse, tu sais qu'ils ne se permettront pas de faire le moindre scandale. Réfléchis... C'est peut-être le moment, pour Elspeth comme pour toi.

Là, je ne comprenais plus rien !

Ma mère m'observa un long moment, le visage blanc mais les pommettes rouges – ça, c'était sûrement les deux whiskys. Sa voix rauque de tension me fit peur.

Je ne sais pas... Peut-être avez-vous raison. Ça remonte à tant d'années... Je ne suis pas obligée de leur dire qui je suis au cas ils ne me reconnaîtraient pas. De toute façon, je n'existe plus à leurs yeux depuis bien longtemps !

Elle prit une nouvelle rasade de whisky, et son visage reprit encore un peu plus de couleur.

Elspeth, dit-elle d'une voix forte qui me fit sursauter. Ne me demande rien, ne demande rien à tes oncles et essaie de ne pas trop te torturer la cervelle sur tout ça. Tu sauras tout en temps voulu. On verra ce qu'on verra...

Qu'as-tu dans la tête ? demanda un de mes « tontons ».

Une confrontation... répondit ma mère avec un sourire terrifiant. Comme vous dites, c'est peut-être le moment... Mais j'attendrais tout de même que nous ayons fini notre prestation, rassurez-vous !

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