Dans l’ombre de la caverne, au flanc de la falaise, une membrane asséchée creva soudain, percée de l'intérieur par un museau pointu. Une ombre plus sombre encore s’agita, et se fraya lentement un chemin dans la fente déchiquetée. Elle parvint enfin à s’en extraire, épuisée. Ses trois estomacs grognèrent et crièrent famine. Le Wane nouveau-né, retrouvant ses forces, se leva ; aveuglé par une lumière frappant ses yeux, il se dirigea vers elle. Le Wane maladroit se cogna contre un mur, ses mouvements encore mal coordonnés, et suivit le couloir, se reposant de temps en temps contre la fraîche paroi. La source de lumière se rapprocha, à peine barrée par un minuscule écran de jonc. Ébloui, le Wane s’arrêta un instant, laissant s’habituer à la lumière vive du midi ses yeux à facettes. Lorsqu’il flaira l’odeur aigrelette, sa longue queue terminée d'un dard suintant déjà de poison frémit convulsivement.
C’était l’odeur de la boisson donnée aux Klayanans.
Sur les gradins, la foule s’excita si fort et si brusquement que le Wane nouveau-né se recula, méfiant. Brandissant des lances, en contrebas des gradins, des Baolfas incitèrent la foule à faire silence. Les voiles colorés des spectateurs semblaient vibrer de leur excitation et de leur soif de sang. Sur le sable de l’arène, les Klayanans se redressaient, tentant d’ajuster leur regard troublé par la drogue sur la silhouette gigantesque du Wane. La vieille esclave fut la première à parvenir à se mettre debout, et, résolue, s’avança droit sur le Wane. Celui-ci la regarda, curieux, et lorsqu’elle arriva à sa portée, frappa vite et fort.
Son dard se planta dans le corps de la vieille esclave, la transperçant de part en part. La foule cria et le Wane, surprit, retira brusquement son dard. Il observa un instant la foule en délire, puis fit un pas en avant. Son cou s’abaissant entre ses épaules pointues, il renifla le cadavre de la vieille esclave, encore agité de soubresauts nerveux. Puis il ouvrit une gueule ample, généreusement garnie de crocs, et arracha une jambe. Il releva la tête, la secoua un peu, puis la redressa face au ciel et jeta la jambe en l’air, avant de l’engloutir d’un coup. Puis il mordit profondément dans le corps, le coupant en deux puis en quatre, et l’avala morceau par morceau.
Les deux adolescents s’étaient pris par la main en voyant le Wane arriver. Fascinés par la macabre scène, ils s’aperçurent soudain qu’ils étaient les plus proches du Wane. Les deux amoureux cherchèrent une issue du regard, ignorant la foule bigarrée et hurlante dans les gradins. Comprenant qu'ils étaient bientôt morts, les deux amants se tournèrent l’un vers l’autre, les yeux dans les yeux et s'enlacèrent si étroitement qu'ils ne virent pas le monstre arriver. Le Wane s’abattit sur eux, et la foule ne vit que des jets de sang.
L’homme à l’air abattu se releva pour se jeter désespérément dans la gueule du Wane qui croqua goulûment cet en-cas supplémentaire. La femme s’agenouilla et se mit à prier, entrant en transe. Le Wane, intrigué, la renifla, sans parvenir à la troubler le moins du monde. Puis il la mangea à son tour, plus délicatement que les autres, en trois bouchées bien tranchées. Il sembla même presque pensif en mâchonnant, ses multiples yeux mi-clos. L’homme d’âge mûr, jusque là paralysé par la panique, fut pris d’une telle terreur en voyant qu’il ne restait plus que Fëan et lui qu’il se mit à courir. Éperdu, il trébucha et tomba à plusieurs reprises, changeant de direction à chaque fois qu'il se relevait, sentant le souffle acide du Wane dans son dos. Le Wane finit par trois bonds gracieux, plaqua l’homme au sol, lui laboura le dos de ses griffes, puis le relâcha. N’en croyant pas sa chance, l’homme se releva encore, se remit à courir, et se dirigea aussi vite qu’il lui était possible vers la porte par où il était entré.
La foule hurlait, déchaînée. L’homme vit les Baolfas postés à l'abri derrière la porte, et leur fit signe de lui ouvrir. Pour toute réponse, ceux-ci levèrent leur lance d'un air farouche, et l’homme s'aplatit contre la porte. La foule hurla encore, et l’homme se retourna : le Wane bondissait de nouveau, et l'arracha à la porte, le plaqua encore au sol, lui cassant au passage un bras et quelques côtes. Puis le relâcha de nouveau.
Le Wane joua ainsi un moment avec sa proie, puis, lorsque celle-ci fut trop blessée et épuisée pour se relever de nouveau, le Wane l’écrasa goulûment entre ses mâchoires. Le bruit du crâne éclatant comme un fruit trop mûr fit frémir la foule. Là-haut, les Grands Prêtres n’avaient pas bougé, se repaissant avidement du spectacle.
Il ne resta plus que Fëan, toujours au centre de l'arène, qui avait tourné sur elle-même, frémissante, pour suivre le dégoûtant spectacle.
Le Grand Prêtre Wanessan laissa jouer sur ses lèvres un sourire cruel.
Fëan s’agenouilla, joignit ses mains puis les leva au ciel, avant de les poser sur ses genoux. Elle regarda le Wane approcher lentement, pas à pas, mouvant avec une grâce étrange ses six membres d’insecte. Sa couleur, vert impérial, son haleine formant une minuscule nuée dans l’air brûlant. Son corps pareil à un scorpion énorme et son long cou sinueux.
Fëan suait abondamment, et la substance pâteuse dont on avait recouvert sa peau pour éloigner les korns coulait, imbibant ses vêtements et les maculant de tâches sombres. Fëan se tint immobile, osant à peine respirer, tandis que le Wane s’approchait d’elle. Elle pâlit.
Sa vie repassa en un éclair devant ses yeux. Les quelques souvenirs de joie, de peine, de honte, d’orgueil lui bouchèrent la vue, son enfance, ses deux premiers Klaya, sa fuite, sa capture… Sa vie.
Le Wane s’arrêta devant elle.
Il approcha son museau et la renifla. Une fois, deux fois. Trois fois. Il releva la tête, semblant écouter quelque chose, et se coucha. Il reposa son museau contre Fëan : quelque chose en elle la troublait. Il manquait quelque chose…
Fëan se concentrait pour ne pas trembler. Lorsqu’elle imagina la rage grandissante des Grands Prêtres devant ce spectacle, elle faillit sourire. Elle voyait la tête du Wane devant elle, si grande qu’elle en cachait la masse du corps. Un œil à facettes la contemplait sans la voir : elle était trop proche, trop petite. A cette distance, seul son odorat comptait.
Elle n’avait pas la même odeur que les autres, cette odeur qui l’excitait tant, de viande surette et de fruit fermenté. Elle ne fuyait pas, n'attirait pas sa vue par des mouvements précipités.
Le Grand Prêtre Wanessan comprit très vite que quelque chose n’allait pas. Mais quoi ? Que pouvait bien avoir la bâtarde qui rebutait le Wane ?
Le Wane la reniflait, et son haleine la fit suffoquer. Elle faillit tousser. Le monstre se releva, fit le tour de la jeune femme, lentement, se recoucha devant elle, et un fou rire hystérique faillit jaillir des lèvres de Feän..
Après un long temps d’attente pénible, le Wane se décida soudain : il se leva, ouvrit la mâchoire, et…
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