jeudi 20 décembre 2012

Elspeth (7)

 D'ailleurs, ça me travaillait. À quatorze ans, j'estimais avoir été assez patiente avec ma mère. Je me souvenais de son attitude lors de la visite du directeur, de sa tenue : elle ne faisait pas que jouer un rôle, j'en avais la certitude.

Elle ne m'avait jamais vraiment parlé de mon père : certes, elle m'avait succinctement raconté qui il était — ouvrier, bassiste, son nom, plus un bref topo sur sa famille disparue. Mais comment s'étaient-ils rencontrés, quelles étaient les circonstances de son décès et de ma naissance... D'ailleurs, était-il vraiment mort ? Ou avait-il abandonné ma mère en apprenant sa grossesse ?

Un soir, je mis ma mère en demeure de me répondre. Et j'ajoutai que je voulais savoir si, oui ou non, les autres avaient raison en me nommant bâtarde.

Elle se mit en colère. Pas contre moi, mais contre les autres ! Et puis elle me raconta brièvement sa vie avant moi.

— Je ne supportai pas ma famille. L'éducation qu'on m'avait donné ne correspondait pas à ma personnalité, à mes désirs : pour tout dire, j'étais une rebelle ! Un soir, je suis allée voir le concert d'un groupe de rock dont j'étais fan. Ils étaient peu connu à l'époque, et j'ai pu discuter un moment avec eux après le concert. Nous avions à peu près le même âge. Une chose en amenant une autre, je me suis retrouvée à chanter devant eux, et ils ont ouvert de grands yeux. Ils se sont regardés, se sont retournés vers moi et le bassiste m'a demandé : « Tu veux devenir notre chanteuse ? ». C'était la chance de ma vie, un rêve qui se réalisait ! D'ailleurs, tu les connais très bien puisque je fais toujours partie des leurs : ce sont tous tes « tontons ». Ton père, Matt, était leur bassiste : c'était le plus beau et j'étais folle de lui. C'était l'amour de ma vie !

Elle soupira.

— J'ai dû quitter ma famille. Ils m'ont reniée et déshéritée car ils ne pouvaient pas accepter que je transgresse toutes leurs stupides règles ! Le rock, musique de sauvage, les musiciens, artistes à éviter entre tous, épouser un « vulgaire homme du peuple » ? J'ai rompu tout contact avec eux, Matt et moi nous sommes mariés et puis... Il est mort dans ce stupide accident de moto...

Je ne savais que dire. Raconter cette histoire lui faisait mal, ça se voyait, malgré son ton passablement indifférent.

— Mais... bégayai-je. Alors toutes ces bonnes manières que tu connaissais quand le directeur de l'école privée est venue... C'est ta famille qui te les as apprises ?

— Il suffit, jeune fille ! J'en ai assez dit ; il se fait tard. Tu as école demain, tu dois dormir.

— Maman ! criai-je soudain. Tu refuses encore de parler d'eux, mais j'ai un grand-père et une grand-mère, non ? Je n'ai pas le droit de les connaître, de savoir leur nom, où ils vivent ? Tu ne me dis jamais rien sur eux. Tu me refuses le droit de vraiment connaître mes racines !

— Ils m'ont reniée ! cria-t-elle à son tour, soudain crispée. Reniée, ne sais-tu pas ce que cela signifie ? Elspeth, bon sang ! Ils m'ont abandonnée. Ils ont sciemment décidé que je n'avais jamais existé ! Et cela, uniquement parce que je ne me conformais pas à leur idée de ce que devait être une bonne fille de bonne famille. Tu veux les connaître ? Et si eux ne le veulent pas ?

Ce fut comme si elle m'avait frappée. Comment pouvait-elle dire ça ? Elle agita l'index sous mon nez en se penchant sur moi.

— Quand tu es née, Elspeth, reprit-elle plus calmement, je leur ai envoyé un faire-part. Ils n'ont pas donné signe de vie. Alors je suis allée les voir, malgré ma résolution de les ignorer. Je t'ai laissée à la garde d'un de tes « tontons » et je suis retournée à la maison de mon enfance honnie. Par miracle, on m'a laissé entrer et voir l'homme qui se trouve par hasard être mon géniteur. Il m'a vue, il est entré en fureur. Il voulait me jeter dehors. J'ai tenu tête et je lui ai parlé de toi. Que quelques soient nos différents, il n'en était pas moins ton grand-père et qu'il pouvait te voir s'il le voulait. Je ne te répèterais jamais ce qu'il m'a lancé au visage. Je ne le lui pardonnerais jamais !

Gros silence. Je ne pouvais croire ce qu'elle me disait. Ses yeux s'emplirent de larmes, et elle se détourna. Je vis ses épaules secouées convulsivement. Hésitante, je pris ma mère dans mes bras.

— Je t'aime, maman.

— Oh, mon petit cœur, qu'aurais-je fait sans toi !

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