jeudi 6 décembre 2012

Feän (5)

L’annonce de son sacrifice ne l’avait pas prise au dépourvu. Le temps que le Grand Prêtre se remette de cette rébellion imprévue, Fëan était déjà loin. Elle avait préparé depuis des mois deux sacs contenant des provisions presque impérissables, des vêtements solides, une épée, une dague, un arc et un carquois rempli des meilleures flèches ; ainsi que la meilleure monture de l’écurie, non un keskel lourd et lent, mais un yunna fin, rapide, endurant. Et un plein sac d’or, telle une voleuse.

Depuis deux ans, Fëan avait osé ressortir de la propriété, sous bonne escorte, et s’était montré plus curieuse mais prudente que jamais, afin de reconnaître le meilleur chemin pour quitter la ville. Elle s’était appliquée dans toutes ses leçons, mais personne ne s’était aperçu que celles qui l’intéressaient le plus étaient l’art du combat, les langues, la géo-politique.

Le Grand Prêtre se maudit de n’avoir pas prévu cette évasion. La propriété toute entière retentit de sa rage, et après une enquête poussée, le Grand Prêtre punit plusieurs esclaves, dont celui qui avait servi de tuteur à Fëan pour avoir accepté de lui apprendre à se battre. La maisonnée en fut terrifiée.

Le Grand Prêtre se rendit au Temple du Wane et convoqua un Conseil des Prêtres. Il leur parla de l’existence d’une bâtarde, parvenue à survivre assez longtemps pour devenir femme. Une bâtarde qui n’aurait pour commencer pas dû vivre ! Le Grand Prêtre demanda à ce qu’on la sacrifie au Wane.

Après de longues délibérations, le Conseil accepta la demande du Grand Prêtre. Il était le plus grand d’entre eux, leur maître spirituel, le chef de leur ordre. Le maître absolu d’Etherade et de l’Empire Wanessan. Et puis, il manquait encore une personne parmi les sacrifiés.

Les Baolfas furent lancés sur les traces de Fëan.


La jeune femme descendit de son yunna et examina ses membres.

— Tu es fatigué, mon vieux. Tu n’as pas l’habitude de courir autant, n’est-ce pas ? Et pourtant, tu as été mieux entraîné que moi à cette vie !

Fëan observa le paysage alentour. Elle se trouvait pour l’heure au bord d’une falaise, et la vue se déployait sur des milles d’un horizon vallonné. Tout au loin, à peine visible dans la brume du matin, Etherade. La capitale. Fëan l’avait quitté près d’une semaine auparavant, se dirigeant vers la ville montagnarde d’Asgaal. Elle avait entendu dire par des esclaves commençant à se plaindre discrètement de leur condition que cette ville était plus libre qu’Etherade. Le Wane y avait moins d’adorateurs, et certainement moins fanatiques. Le Wane se trouvait loin.

Fëan pensait avoir semé les Baolfas que le Grand Prêtre ne pouvait manquer de lancer à sa poursuite. La jeune femme avait soigneusement étudié son plan de fuite : les Baolfas étaient intelligents, mais s’attendraient-ils à la voir partir droit vers les montagnes ? Fëan savait que ses chances de survivre dans la nature étaient faibles, mais tout valait mieux que le monstrueux Wane. La liberté, enfin !

Elle se remit en route, les rênes de son yunna en main.


Elle était accroupie le long du ruisseau. Des silhouettes argentées filaient dans le courant, et Fëan espérait prendre bientôt l’une d’elles à son appât.

— Maudits poissons ! Ils devraient pourtant aimer ces vers de terre ?

Enfin, un poisson se jeta sur l’appât avec tant de force que la ligne se cassa. Fëan se précipita et parvint à attraper le poisson par une nageoire, mais il glissa entre ses mains et elle se retrouva avec un bout de ligne qui lui brûlait les doigts. Ignorant la douleur, elle serra et retint la ligne juste avant qu’elle ne disparaisse dans l’eau. Fëan se pencha en arrière, déséquilibrée, et tenta de tirer le poisson hors de l’eau. Mais le poisson tira plus fort et... gagna...

Toussant, crachant, la jeune femme creva la surface de l’eau et aspira une grande goulée d’air. Contre elle, quelque chose glissa ; machinalement, elle l’attrapa et le leva à hauteur de ses yeux. La ligne cassée… Sans l’appât.

— Krashtra ! jura-t-elle en la rejetant à l’eau.

Fëan sortit de la rivière et rejoignit son yunna qui broutait tranquillement à l’ombre d’un arbre. Elle retira ses vêtements mouillés et les posa sur une large pierre, pour les laisser sécher aux soleils. Le petit soleil blanc était à peine visible près du grand rouge.

Fëan alla chercher un savon, puis, nue, entra à nouveau, de son plein gré cette fois, dans l’eau froide. Depuis trois semaines qu'elle se trouvait dans la montagne, elle avait appris bien des choses. A trouver un abri très vite lors d’un orage, par exemple : Fëan avait failli se faire griller vive par un éclair. Heureusement, en montagne, on trouvait assez aisément des creux sous les rochers. A chasser : Fëan visait vite et bien à l’arc, mais les animaux se méfiaient des humains. Pour la pêche… Hé bien, à l'évidence, elle avait encore besoin de progresser !

Elle n’aurait jamais cru que l’on pouvait se salir si facilement dans la nature. Les conditions étaient tellement plus rustiques que sa vie aisée, mais, étrangement, cela lui plaisait. Elle savoura son bain, laissant ses pensées vagabonder : une vie plus certes plus rude, mais aussi plus libre. Pas besoin de se cacher des autres, seuls les animaux pouvaient la voir...

— Et les animaux se moquent de la couleur de ma peau… fit-elle à mi-voix.

— Tout comme moi.

Fëan sursauta violemment, se retourna, puis croisa les bras sur sa poitrine. Sur la berge, un homme s’était accroupi et l’admirait ouvertement, un large sourire accroché sur son visage brun.

— C’est rare de rencontrer quelqu’un ici, belle damoiselle. Êtes-vous une nymphe des eaux ? Je n’ai jamais vu une personne telle que vous. Ravissante, même.

— Que… Que voulez-vous ? balbutia Fëan, méfiante.

— Juste vous contempler encore.

— Hors de question !

L’homme se mit à rire.

— Votre nudité vous va à la perfection, belle damoiselle. Mais allons, je vais vous laisser finir votre toilette. De plus, je crois que vos habits sont secs.

L’homme prit les vêtements, et, avant que Fëan put protester, les jeta sur la berge près de la jeune femme. Puis il se dirigea vers le yunna et resta près de lui, tournant courtoisement le dos à Fëan.

La jeune femme plongea pour se rincer et grimpa précipitamment sur la berge. Sans prendre la peine de se sécher, elle enfila ses vêtements.

— Vous êtes-vous rhabillée ? demanda l’homme.

— Oui, répondit-elle.

Il se retourna lentement, la détaillant du regard.

— Bon. Maintenant, nous allons pouvoir parler. Et je vais aussi vous montrer comment pêcher, je pense... Je crois que ce bout de ligne vous appartient ?

Et il brandit la ligne cassée.

— L’hameçon est venu se planter dans ma fesse alors que je me baignais. Il ne m’a fallu longtemps pour remonter la rive jusqu’ici.

Fëan remarqua enfin que les cheveux de l’homme étaient trempés. C’est ce qui lui donnait cet air étrange, avec les cheveux plaqués sur le crâne...

— Venez avec moi, voulez-vous, l'invita-t-il.

Intriguée par cet homme, Fëan l’accompagna jusqu’à son campement, les rênes de son yunna en main.

Commença une étrange amitié. Fëan ne savait comment réagir face à cet homme qui se moquait gentiment de tout. Nul ne s’était jamais comporté ainsi avec elle : pour la première fois de sa vie, Fëan commença à comprendre vraiment ce qui lui avait manqué.

L’homme s’appelait Oë et était originaire d’un petit village de montagne. Il refusa de lui en dire plus sur les raisons qui l’avaient poussé à le quitter. Un jour que Fëan s’y risqua, Oë se mit en colère, et s’en alla sans mot dire ; il revint une heure plus tard, calmé, et s’excusa d’être parti si vite : cependant, la jeune femme prit garde de ne plus jamais lui poser la question.

Plus tard, ce fut Oë qui l’interrogea :

— Fëan ?

— Mmmh ? marmonna-t-elle.

— Il y a une chose qui m’intrigue, à ton sujet.

La jeune femme se raidit imperceptiblement, avant de continuer à repriser l'accroc de sa veste. Ils s’étaient mis à l’abri dans une grotte, et l’orage battait violemment les arbres. Plus rien ne bougeait, en dehors de la pluie et des branches que le vent puissant tordait. Oë s’accroupit près d’elle, ce qui la mit mal à l’aise, comme toujours.

— Pourquoi t'as-t-on laissé vivre ? lui demanda-t-il doucement.

Fëan déposa sa veste et regarda dans le vide, évitant les yeux de l'homme.

— Je l’ignore au juste, répondit-elle. Je suis née le jour du Klaya, au même moment que le Wane, et c’est une des raisons. Les autres, je ne les connais pas. Mon… Le Grand Prêtre ne me l’a jamais confié.

— Ton père ?

— C’est ce que l’on m’a fait croire. Mais plus le temps passe, plus j’en doute. Un père peut-il vraiment sacrifier sa fille ?

— Oui. J’ai déjà vu souvent cela, répondit Oë d'un ton sans appel. Qu'est-ce qui te fait penser que ton père... n'est pas ton père ?

— Le Grand Prêtre n'est guère porté sur les plaisirs de la chair... Et surtout il méprise trop les esclaves pour avoir pu « s'abaisser » à cela ; de plus, il n'aurait pas hésité à mettre à mort l'esclave qui serait tombée enceinte, quelle que soit la race du père...

— Je vois, répondit Oë, remarquant le visage pâlit de la jeune femme. Bon, passons à quelque chose de moins grave mais de plus urgent. Tu t’occupes du dîner ? Ou je m’en occupe ?

— A ton tour, répondit Fëan en souriant. Au moins, ce sera mangeable !

— Comment as-tu fait pour survivre à ta cuisine, Fëan, je me le demanderais toujours, je crois, bougonna-t-il.

Mais le coin de ses lèvres frémissait.

Ils s’enfonçaient dans les montagnes, et la température se faisait plus fraîche. Fëan commença à en souffrir, elle qui ne connaissait que la fournaise d’Etherade. Ils multiplièrent les couvertures et rapprochèrent leurs couchages. Une nuit, Oë la prit franchement dans ses bras et lorsque Fëan voulut protester, il lui dit qu’il préférait ne pas la voir mourir gelée. Ce qui la fit taire immédiatement, d’autant plus que ça n'était désagréable, et surtout qu'Oë n'en profita pas. Les coups d’œil égrillards qu'il lui lançait parfois n'étaient qu'une manière de plaisanterie, et la jeune femme ne pouvait s'empêcher à la fois de rire et de rougir. Fëan ne se souvenait pas quand on l’avait serrée ainsi pour la dernière fois. Ce devait être son esclave nourricière, elle ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans…

Enfin, après trois bonnes semaines, ils furent de l’autre côté des montagnes.

— Asgaal ? s’exclama Oë. Tu veux aller à Asgaal ? Mais c'est de la folie !

— Pourquoi ? rétorqua Fëan, agacée.

— Ils te rejetteront sûrement, tu sais ?

— Oë, répondit Fëan, avec tout ce temps passé au grand air, ma peau a bronzée : elle est presque aussi foncée que la tienne, désormais...

— Fëan… Les traits de ton visage proclament sans conteste ton sang-mêlé, et tes manières ne sont clairement pas celles d'une esclave. Même à Asgaal, les gens te regarderont de travers, et certains pourraient te dénoncer aux Baolfas dans l'espoir de toucher une prime, ou même par simple malveillance... Au mieux, on te tuera, au pire on te fouettera et on te jettera aux mines pour y travailler. Et puis tu es malgré tout très jolie, certains mâles n'hésiteront pas à...

— Arrête ! cria Fëan, confuse.

— Tu as eu l'occasion de voir les cicatrices de mon dos... Tu n'en as rien dit, et je t'en sais gré. Tu as malgré tout dû te demander où et pourquoi je les avais récoltées...

— ... Oui.

— J'ai été un esclave à Asgaal, il y a longtemps. J'étais tout gamin. Un jour, j'en ai eu ma claque et je me suis enfui : les Baolfas m'ont retrouvé, m'ont fouetté et m'ont placé parmi les mineurs. Je n'avais pas treize ans... Deux ans plus tard, je me suis enfui à nouveau et cette fois j'ai semé les Baolfas. Ensuite, j'ai couru le monde. Mais bon, va à Asgaal. Tu m’as raconté la fois où des garçons t’ont passée à tabac pour ton état de bâtarde. Voici ce qui t’attends à Asgaal !

Fëan pâlit.

— Je ne peux croire que tu n’y sois jamais retourné, Oë. Pas tel que je te connais ! répondit-elle avec feu.

Oë sourit.

— En effet. Mais pas ouvertement, jamais… D'ailleurs, ce n’est toujours pas le moment pour moi d’y retourner. C'est encore beaucoup trop tôt ! J’ai failli y rester, la dernière fois, quelqu'un m'avait reconnu. C’est dangereux, Fëan. Reste avec moi, tu sais que je vais dans les Plaines. Plus loin tu sera du Wane et des Prêtres, mieux ça vaudra ! Dans les Plaines, peau blanche ou brune, ça ne changera rien. Là-bas, tout n’est plus qu’une question de force et de courage, et d’intelligence aussi. On se moque de savoir si tu es un esclave ou un maître. Ta condition dépend uniquement de ta volonté et de ta chance !

— Oë…

— Évidemment, tu es une belle femme, et tu exciteras la convoitise des hommes. Mais tu m’as déjà prouvé ta valeur contre ces brigands l’autre fois et je serais là pour te donner un coup de main !

— Oë, la description que tu fais de ces Plaines ne me semble guère plus encourageante qu'Asgaal...

Oë se mit à rire.

— Il existe des parcelles de civilisation, là-bas, je t’assure ! Allons, Fëan, je suis certain que l’aventure te tente. Je commence à te connaître, et tu aimes la nouveauté et l’inconnu…

Oë s’approcha et posa la main sur le bras de Fëan.

— Alors ? demanda-t-il, la regardant droit dans les yeux.

Fëan se détourna et observa l’étendue immense et désolée des Plaines du Vardim.

— Les Plaines, murmura-t-elle. Pourquoi pas ? ajouta-t-elle tout haut.

Elle regarda Oë, qui l'attendait avec espoir.

— Va pour les Plaines du Vardim !

Oë la serra fougueusement dans ses bras et la posa en selle.

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